Daniel F. Olivier
LA VIE N'EST PAS
UN CONTE
DE FÉE
SATIRE
Mon site :
https://www.danielfolivier.fr/
© Daniel F. Olivier. Juillet 2018
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
À Bernard, mon frangin
Remerciements
à
Claire Ganau,
bibliothécaire qui,
après lecture des premières pages de ce récit,
m'a incité à le terminer.
à
mon épouse, Jacqueline,
qui m'a soutenu... et supporte
mes extravagances.
PREMIER CHAPITRE
IL ÉTAIT UNE FOIS...
Un célèbre et riche écrivain, François Kerwannec, qui n'était
pas superstitieux, mais qui pensa, quelques jours avant un
vendredi 13, qu'il se devait de vérifier si cette date était
maléfique, bénéfique, ou neutre : il saurait, ainsi, ce qu'il en est
des superstitions et autres croyances populaires. La réponse à
cette question ne lui apporta rien de satisfaisant. On ne peut pas
affirmer que ce jour lui fut bénéfique ou maléfique. En tout cas
ce ne fut pas une journée calme, surtout quand on échappe trois
fois à la mort, alors que l'on veut mourir ! Car François voulait
mourir. Pourquoi voulait-il mourir alors qu'il menait une vie
agréable et qu'il était en bonne santé ? Enfin, presque en bonne
santé. A plus de quatre-vingts ans, François était un vieillard
encore très alerte. Bien que de taille moyenne, il en imposait
par sa prestance. Ce beau vieillard, à peine ridé, dont la calvitie
était agrémentée d'une couronne de cheveux argentée ou
plutôt, plus le temps passait, d'une couronne parsemée de
quelques cheveux argentés avait un certain charme. Son
humour, sans être méchant, était assez critique envers les
autorités. Il se prétendait anarchiste, un vrai anarchiste, un
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anarchiste, qui, s'il n'aime pas la hiérarchie, aime l'ordre ; et
quand on aime l'ordre on n'a pas besoin de chef pour se
conduire correctement ! Il aimait citer Pierre-Joseph Proudhon,
qui en 1840 fut le premier à se réclamer anarchiste, c'est-à-dire,
partisan de l’anarchie, entendue en son sens positif « La liberté
est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouvernement de la
volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la
nécessité ». Et, beaucoup plus tard Jacques Ellul qui, en 1987,
affirmait que « plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie
augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule
et dernière défense de l'individu, c'est-à-dire de l'homme ». Le
public appréciait autant ses écrits que ses rares apparitions à la
télévision.
Il s'était marié avant la trentaine. Ses enfants, un garçon et
une fille, le choix du roi, lui avaient donné, presque, entière
satisfaction. Son fils vivait aux États-Unis où il s'enrichissait en
vendant, à prix fort, aux citoyens aisés du cru des vieilleries
dont les brocanteurs européens n'arrivaient pas à trouver
preneur sur le vieux continent. Sa fille mariée au représentant
d'une monarchie constitutionnelle héréditaire c'est ainsi que
les dictionnaires définissent la principauté-duché de Monti-
Luxendorf, ce tout petit état, à peine une chiure de mouche,
tout juste une crotte de fourmi, sur la carte de l'Europe – coulait
des jours tranquilles auprès de ses enfants et de son prince, ou
grand-duc de mari (François ne se souvenait jamais du titre de
son gendre et l'appelait simplement par son prénom).
Son insatisfaction au sujet de sa progéniture était due au fait
que son fils profitait et exploitait le manque de culture et de
goût de ses clients, et que sa fille vivait plus que très bien grâce
aux revenus, pas toujours très honnêtes, générés par la
principale activité de ce petit état dirigé par son mari : la
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finance. Et, en plus, ce mari était un monarque ! Avoir un tel
gendre est assez vexant pour quelqu'un qui se dit anarchiste.
François était veuf depuis trois ans. Son épouse avait, comme
elle le disait, attrapé une bonne grippe . Grippe qui fut
qualifiée de mauvaise par le médecin qui constata son décès
quelques jours après. Il avait difficilement accepté la perte de
celle avec qui il avait parcouru un long chemin semé de
mauvais et bons moments et surtout d'amour. Il s'en remettait
tant bien que mal (non pas d'avoir fait ce long chemin, mais du
trépas de son épouse!). Il aurait, peut-être, mieux supporté
l'absence de celle qui fut la femme de sa vie (précisons qu'il
n'en eut qu'une, car disait-il : quand on a trouvé l'épouse
parfaite il ne faut pas perdre son temps à en chercher une
autre.) s'il n'avait été atteint par un pénible et terrible mal. Ce
n'était pas une maladie mortelle, mais plutôt un double
handicap : anosmie et agueusie.
Pour certains médecins, l'anosmie est la cause de l'agueusie.
D'autres affirment que l'agueusie provoque l'anosmie. Laissons
les à leurs conflits de spécialistes et résumons la situation :
François avait perdu le sens de l'odorat et du goût. Que des
praticiens lui aient spécifié que c'est le sens du goût qui avait
entraîné la perte de l'odorat, ou le contraire, ne changeait en
rien la situation ! Il pouvait déterminer que ce qu'il introduisait
dans sa bouche était chaud, tiède ou froid, liquide, mou,
sirupeux, dur ou croquant mais quant à savoir si c'était sucré,
salé, amère ou acide il n'en était pas question.
En prenant de l'âge il avait perdu quelques capacités réservées
aux plus jeunes. Il compensait tant bien que mal : lunettes à
foyer variable pour les yeux ; augmentation du volume du son
pour écouter radio, lecteur de disques ou télévision ; réduction
de vitesse de marche dans la montée d'escaliers ou de côtes.
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Arrêtons cette liste non exhaustive qui serait trop longue à
énumérer, d'autant plus qu'il ne pouvait pas compenser dans
tous les domaines. Surtout dans celui de la sexualité. Afin de
bien se faire comprendre il expliquait qu'il est plus facile de
jouer au billard avec un manche de pioche qu'avec un bout de
ficelle ; étant un peu vantard à ce sujet il préférait utiliser le
terme manche de pioche à celui de manche de balai. D'ailleurs
cela ne lui manquait pas. Attention ! Avertissement aux
quelques lecteurs ayant des idées facétieuses et déplacées :
précisons, ce n'est pas le manche qui ne lui manquait pas, mais
la sexualité !
Il faut dire que ses envies avaient changé : monter aux arbres,
faire le tour du monde à la voile, apprendre à piloter un avion
ou un hélicoptère, enfin, faire tout un tas de trucs qui
dépendent de la force physique, des moyens financiers et du
temps ne l'intéressaient plus. Il avait depuis un bon nombre
d'années les moyens financiers, même le temps, mais plus la
force physique et il ressentait encore moins la nécessité de se
lancer dans des activités aventureuses, risquées et, pire,
dangereuses.
Il ne regrettait rien, enfin presque rien, mais ce presque était
de trop. Il avait perdu le sens de l'odorat et du goût ! Il ne
pouvait plus apprécier l'odeur des roses de son jardin,
l'exhalaison de la terre après une bonne pluie, le fumet d'un plat
qui se prépare en cuisine. Lors de promenades, il ne pouvait
déterminer s'il venait de marcher sur de la boue ou une crotte
de chien. Il ne pouvait plus apprécier le boire et le manger. A
quoi bon avoir une cave, pas une cave tout juste bonne à
permettre d'entasser ce dont on a plus besoin, mais une cave à
température et humidité constantes, été comme hiver, enfin une
vraie cave les vins vieillissent tranquillement, et avoir
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l'impression de boire de l'eau quand on veut savourer une
bonne bouteille ? A quoi bon avoir une cuisinière, car, Amélie,
cette brave femme qui était aussi sa gouvernante, mais qu'il
considérait comme un membre de sa famille, continuait à
préparer d’excellents repas. A quoi bon aller dans un restaurant
gastronomique pour n'absorber que des mets et des et boissons
sans goût ? Et, s'il lui arrivait de fréquenter ces restaurants,
c'était plus pour faire plaisir à ses amis que pour sa propre
satisfaction.
Son double handicap ne présentait que deux avantages, ce qui
étaient très loin de le consoler : d'abord il pouvait avaler
n'importe quoi et ne pas être incommodé lorsque c'était
mauvais ; ainsi il pouvait de nouveau accepter les invitations de
certaines de ses relations dont l'habitude est d'essayer de vous
convaincre des vertus de la nouvelle cuisine ou de vous
proposer des mets exotiques. Finie l'angoisse de devoir dégus-
ter un ragoût de serpent ou un sorbet de crevettes bleues (si, si,
ça existe, c'est très cher et loin d'être excellent). Ces amis, au
goût si particulier, n'étaient, heureusement, pas très nombreux :
six ou sept. Il préférait leur rendre la politesse en les invitant à
sa table tous ensemble. Ce groupage présentait ainsi l'avantage
de permettre à Amélie de se lancer dans des essais culinaires
audacieux mais pourtant toujours réussis. D'autant plus qu'elle
aurait été choquée de voir le mépris des hôtes devant un civet
de lièvre, un ris de veau, une tarte aux pommes maison, ou tous
autres mets appréciables, mais pas tendance. Cela n'empêchait
pas François d'être vexé de constater que ses hôtes préféraient
aux meilleurs vieux bordeaux ou bourgognes de sa cave cette
boisson gazeuse d'origine américaine (inventée par un
pharmacien français ; il n'y a pas de quoi être fier !). Car il y
avait toujours chez François quelques canettes de ce coca. Il n'y
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a rien de mieux pour déboucher un évier, détartrer les W.C.,
astiquer les cuivres et l'argenterie, disait Amélie.
Enfin, l'absence d'odorat lui permettait de ne pas être
incommodé par les mauvaises odeurs. Avant, il aurait aimé se
baguenauder dans les zoos, et aurait apprécié de pouvoir
s'attarder du côté des grands fauve ; mais, sauf quand un rhume
diminuait ses capacités olfactives, il y passait peu de temps.
Maintenant, il pouvait même se promener pendant des heures
dans la fauverie, admirer la puissance des lions, l'élégance des
tigres, et la majesté des ours sans être aucunement incommodé.
Par contre ce qui l'embarrassait c'était les regards renfrognés, et
souvent les réflexions désobligeantes de son entourage lorsqu'il
revenait d'une telle visite. En conséquence il ne visitait les zoos
qu'en hiver, quand tous les membres de son entourage, grippés
ou enrhumés, avaient le nez suffisamment bouché pour n'être
plus à même de sentir la moindre odeur.
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DEUXIÈME CHAPITRE
EN ROUTE POUR
TREPASSER !... ?
Ce vendredi treize, François se réveilla, comme tous les
jours, quelques minutes avant son radio-réveil. Pendant ce
court instant il pensa à ce qu'allait être cette journée, peut-être
sa dernière ? En tout cas, il avait agi en conséquence afin qu'il
en fût ainsi. A six heures, la radio déversa les dernières
informations. Une fois au courant de presque tout ce qui se
passait sur la planète et dans sa région, une fois qu'il eut apprit
que la journée serait pluvieuse, il se leva, enfila sa robe de
chambre et se rendit dans la cuisine. Il détestait prendre son
petit déjeuner au lit, et préférait aller il pouvait papoter
avec Amélie et son mari Maurice. Avant, il y avait un autre
plaisir, celui de sentir l'arôme du café coulant dans la
chaussette de la cafetière : Amélie préférait la méthode
ancienne pour préparer le café ; moudre les grains dans un
moulin à main lui faisait faire de l'exercice, prétendait-elle ;
quant à la cafetière électrique elle l'avait reléguée dans un
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placard. Par contre, pour les tartines elle utilisait le grille-pain,
qui bien qu'ultra moderne, répandait une très agréable odeur
dont ne profitait plus François. Le seul plaisir qui lui restait
était de ressentir le pain grillé croustiller sous les dents, le
moelleux de la confiture, la chaleur du café au lait et la
fraîcheur du jus d'orange. Bien piètre plaisir !
Ce n'est pas le tout, dit Maurice, pendant que vous
allez prendre votre douche je vais aller préparer la voiture.
Et moi, continua Amélie, je vais m'occuper de votre
valise. Vous resterez là-bas quatre jours, c'est bien ça
François ?
– J'espère que je ne reviendrai pas.
Ah, François, ne dites pas cela, non seulement vous
reviendrez, mais en plus le spécialiste que vous allez consulter
trouvera la solution à votre problème. Maurice a regardé sur
Internet : ce médecin a fait des miracles. Il a redonné la parole
à des muets, réparé des nerfs optiques et tout un tas d'autres
trucs en opérant dans le cerveau des gens. Son taux de réussite
est de pratiquement quatre-vingt-dix pour cent. Et s'il a accepté
de vous recevoir, c'est qu'après avoir contacté votre médecin, il
a se rendre compte que votre cas n'était pas si compliqué
que ça. Je suis presque sûre que vous allez revenir satisfait de
l'avoir vu, quinze jours après vous irez vous faire opérer et dans
un mois vous apprécierez de nouveau ma cuisine !
A mon âge, Amélie, je ne rêve plus.
– Avouez que ce serait mieux que de mourir... enfin, on
verra à votre retour, bon, je vais m'occuper de votre valise.
Pendant ce temps là, allez vous préparer pour partir…vers la
mort, comme vous le prétendez.
Une fois prêt, François fit ses adieux à Amélie, car il était
certain qu'il ne la reverrait plus. Maurice l'attendait près de la
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voiture, tenant la portière droite avant ouverte ; il fit entrer
François puis alla s'installer à la place du chauffeur.
Tandis que la voiture se dirigeait vers la sortie du manoir
c'est ainsi que François appelait sa propriété il jeta ce qu'il
pensait être un dernier regard à ces lieux familiers. Quand il
était gamin il rêvait d'habiter dans une belle et grande maison,
pas trop grande tout de me, avec une longue allée pour y
accéder, avec une prairie, un étang, des bois. Ses droits
d'auteurs lui avaient permis d'acquérir le manoir de ses rêves. Il
avait gardé, non pas à son service, mais à ses côtés le jeune
couple. Maurice et Amélie, qui s'occupait de l'entretien du petit
domaine. Maurice était le factotum et le chauffeur, quant à
Amélie elle était la gouvernante et la cuisinière. Les précédents
propriétaires, des gens âgés, étaient morts dans un accident
d'avion. François pensait que, comme on ne dit jamais deux
sans trois, il serait le troisième propriétaire du lieu à périr dans
un tel accident ! C'était un bon présage pour la suite. Cela
s'ajoutait aux autres éléments réunis pour le faire passer de vie
à trépas dans les heures qui allaient suivre : avoir des terroristes
à ses trousses, voyager un vendredi treize sur une ligne aux
avions mal entretenus, et en plus avoir échappé à trois attentats.
Jamais deux sans trois, mais le quatrième serait le bon. Maurice
le tira de ses pensées.
– J'ai l’impression qu'une voiture nous suit.
– Depuis quand ?
Depuis cinq ou six kilomètres, le gars roule à bonne
distance, il a l'air d'être seul.
François se retourna pour jeter un coup d'œil par la lunette
arrière. Effectivement, une petite voiture noire les suivait à
deux ou trois cents mètres. Quand Maurice accéléra, la voiture
maintint sa distance et elle en fit de même quand il commença
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à ralentir.
Tu as raison Maurice, il nous suit. Il est seul, donc, à
mon avis il ne va pas essayer de se mettre à notre hauteur pour
nous tirer dessus. Il n'a pas l'air de vouloir nous doubler. Il va
s'occuper de mon sort à l'aéroport !
François, c'est pas sympa de vouloir nous laisser tomber
Amélie et moi. Déjà que c'est pas facile de jouer à la belote à
trois depuis que votre femme est décédée, mais quand on sera
plus que deux ce sera pire.
– Tu connais mes raisons, et puis je n'ai pas l'intention de
mourir d'une longue maladie, comme le font la plupart des
vieux de ma génération qui trépassent au bout de quelques
années de souffrance, conscients de leur dégénérescence et
incapables d'y remédier. J'avais dix huit ans quand j'ai pondu
cette profonde pensée concernant mon avenir : il vaut mieux
mourir que pourrir. Finalement, c'est vrai. Je n'étais pas si bête
que cela quand j'étais jeune.
Ce sera dur pour Amélie et moi de vous perdre, mais
pensez à vos enfants à vos petits enfants et pour bientôt à votre
arrière petit-fils. Enfin, moi je suis persuadé que ce spécialiste
va résoudre votre problème de santé. Par contre, avec votre
idée d'avoir écrit un recueil de nouvelles tirant à boulets rouges
sur les religions, les partis politiques, les organisations
criminelles, et pire, en allant jusqu'à écrire qu'ils étaient tous à
mettre dans le même sac vous vous êtes foutu dans un sacré
merdier.
En principe, si notre suiveur est efficace il n'y aura
pas d'après, donc je n'ai plus à me soucier pour mon avenir.
Une fois arrivé dans le parking de l'aéroport, Maurice gara le
véhicule au plus près de l'entrée de l'aérogare. Tandis qu'il
sortait la valise de François du coffre il observa les environs :
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leur poursuivant, derrière son volant, les guettait.
– François, votre futur meurtrier n'est pas loin, murmura
Maurice en l'aidant à sortir.
Très bien, Maurice, tu fais comme si tu ne l'avais pas
vu. On se dit adieu et tu retournes dans la voiture, je ne
voudrais pas qu'il puisse s'en prendre à toi, tu es encore un
jeune sexagénaire.
La gorge serrée, les yeux humides, Maurice s'installa lente-
ment derrière son volant et mit sa ceinture de sécurité. Il était
là, prostré, attendant d'avoir le courage de partir. Un bruit de
course le tira de sa torpeur ; il leva les yeux et assista, alors, à
un spectacle surprenant : un jeune homme courait derrière
François, il tenait un grand couteau dans sa main droite. Il
s'approchait de plus en plus de François en brandissant son
arme. Une petite dame, qui avait des difficultés à ouvrir son
coffre de voiture, lâcha son chariot débordant de bagages pour
se faciliter la tâche. Le terrain était en légère déclivité, ce qui
fit que le chariot, libéré, roula dans le sens de la descente.
Maurice vit le chariot rouler de plus en plus vite, tandis que
l'homme armé courait, lui aussi, de plus en plus vite. Il ne
comprit pas qui avait renversé quoi ou quoi avait renversé qui,
mais le résultat était : le chariot était couché sur le sol, les
valises étalées par terre et un humain affalé au milieu de ce
fatras. En entendant courir derrière lui, François fut au comble
de la joie « Quelqu'un va bientôt, et enfin, m'ôter la vie pensa-t-
il. J'ai aussi une réponse : un vendredi treize est un mauvais
jour. Et bien non, c'est le contraire, puisque mon intention de
mourir va être satisfaite. Mais je n'ai plus le temps de
philosopher sur ce problème. Par contre, il tarde bien le bougre.
Tiens qu'est ce que c'est que ce bruit ? Ah, l'abruti, hurla-t-il,
après s'être retourné et avoir vu le résultat de la collision ».
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François se précipita vers celui qui aurait le faire passer de
vie à trépas et le bourra de coups de pied en l'invectivant :
« Qu'est ce qui ma foutu un mec comme ça même pas capable
de réussir une mission toute simple : tuer un vieux sans défense
qui ne demande que cela ». Puis un bruit étrange couvrit sa
voix : une sorte de hurlement, non plutôt un rugissement, ou un
beuglement, ou un piaillement. Il est difficile de décrire avec
précision ce son aigu, très fort, très puissant qui émanait de la
petite dame, affolée, courant vers le lieu de l'accident. Voici un
résumé de ses paroles : « Quelle horreur, pardon, c'est de ma
faute, je ne l'ai pas fait exprès, je suis désolée, c'est horrible,
c'est affreux, toutes mes excuses, etc ». François se tourna vers
elle et cria « Toi, la grosse tu la fermes, tu viens de me faire
rater ma mort ! » La petite dame, qui n'était pas spécialement
grosse, surprise, éclata en sanglots, ce qui fit baisser la quantité
de décibels émise lors de son intervention. François se retourna
vers son agresseur qui se relevait péniblement. Son visage
saignait, ce qui fit augmenter la fureur de François qui hurla :
« Non seulement t'es même pas capable de me poignarder, mais
en plus t'entailles ta sale gueule de bon à rien ! ». Pendant ce
temps, de nombreuses personnes s'étaient rassemblées autour
des protagonistes de cet extraordinaire spectacle. Deux mem-
bres de la sécurité de l'aéroport avaient relevé le jeune homme
qui continuait à subir la violence verbale de François ; cette
violence n'était que verbale car François, maintenant retenu par
Maurice, n'était plus assez près de celui qui aurait pu être son
tueur pour le frapper.
François Kerwannec était un monsieur très poli, très correct,
très vieille France, bien qu'anarchiste, peu enclin à dire des
grossièretés. Mais là, il était vraiment très en colère. D'où cet
écart de langage, d'abord constaté quand il s'était adressé à la
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petite dame, puis par les propos suivants dont il est préférable
d'en révéler la teneur par un moyen efficace, bien que peu
littéraire, mais qui évitera à l'auteur de ce récit de se retrouver
devant un tribunal pour avoir été insultant, trivial, vulgaire,
impudent, impudique, effronté, obscène...
Donc, voici un aperçu de ce qui fut exprimé :
LUOAVN$NfMhl
NmxANEMR!TIldO
%MMLLKJMAHFDM!
NmxANEMR!TIldN
Tout cela fut prononcé assez fortement,
puis le ton monta, alors que le visage de
François, blême au départ, commençait à
rougir :
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17
EMR!TIO%P
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18
Son visage passa du
rouge clair au rouge
brique ; les spectateurs
les plus proches obser-
vèrent que les veines de
son cou et de ses tem-
pes gonflaient. Il criait
de plus en plus fort.
LUOAVN
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19
Puis son le baissa...
lNmxANEMR!TIO%P%ML%DVN
%QBNAZENMN%MMLLKJMAHG%FDMCLN!
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%ALCMzLr^$LUOAVNs%UOAVNMLAMN%!UN
Enfin, il se tut et s'écroula.
20
TROISIÈME CHAPITRE
UN BILAN
PEU REJOUISSANT
S'il se tut et s'écroula cela ne signifiait pas qu'il était mort.
Comme on dit vulgairement il avait pété les plombs, ce qui
avait entraîné une rupture d'un petit vaisseau sanguin quelque
part dans son cerveau. Heureusement (ou malheureusement,
aurait pensé François s'il avait é conscient) ce petit aéroport
de province était bien équipé en matériel de secours et son
personnel médical était compétent. L'intervention des
urgentistes avait été rapide et efficace et quand il repris
connaissance dans son lit d'hôpital il fut déçu d'être toujours
vivant.
Il ne pouvait s'empêcher de ressasser sa profonde déception
d'être encore en vie. Le destin s'acharnait contre lui : il venait
d'échapper à un attentat et à un problème de santé, ce, en un
laps de temps très court. Décidément le sort ne jouait pas en sa
faveur. Cela devenait désespérant, car ce n'était pas la première
fois qu'il était agressé avec un résultat aussi négatif.
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Existait-il un moyen de contrer cette malchance ? Était-ce lui
qui provoquait ces ratages ? Pour répondre à cela il se dit qu'il
devait analyser le déroulement de chaque agression. Ce travail
de réflexion devrait, au moins, l'aider à canaliser ses pensées
sur un seul sujet et, surtout, lui permettre de s'endormir.
La première attaque ratée, sur les trois précédant celle de ce
vendredi, avait eu lieu dans l'aérogare d'Orly ; il se rendait à
Lausanne chez un vieil ami qui l'avait invité à passer quelques
jours. Après l'enregistrement il s'était dirigé vers l'escalier
roulant accédant à la salle d'attente du premier étage. Un jeune
homme l'avait presque bousculé pour le dépasser. François
s'était arrêté pour observer ce monsieur plus pressé que les
autres, qui une fois sur l'escalator avait cessé de marcher, puis
s'étant retourné avait sorti un objet de sa poche. François pensa
que ce personnage malpoli voulait redescendre. Mais il n'en fit
rien, il resta sans bouger, sur le tapis, qui lui, montait. François
reprit sa marche et s'engagea sur l'escalier. Il vit le jeune hom-
me pointer une arme vers lui « C'est un revolver, je vais être
tué comme dans les westerns, pas mal comme fin de vie, s'était
dit François. »
Puis l'homme tira… et en même temps tomba en arrière : car,
quand on arrive en haut d'un escalier roulant il faut de nouveau
marcher pour quitter le dit escalier. N'ayant pas pensé à ce
détail et surtout n'ayant pas des yeux dans le dos, notre tireur
avait été déséquilibré. La balle tirée alla se loger quelque part
dans le plafond du bâtiment et François subit sa première
déception. De cette première analyse, François conclu qu'il
n'aurait pas s'arrêter pour observer le personnage. Il aurait
dû continuer à le suivre, ce qui lui aurait laissé le temps de tirer
alors qu'il était à mi-parcours de l'escalator.
La seconde agression eut lieu dans une grande librairie
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parisienne. François dédicaçait son dernier livre, celui même
qu'il avait écrit en vue d'être suicidé. C'était en début d'après-
midi. Les affaires marchaient bien : nombreux étaient les
lecteurs qui venaient se faire dédicacer l'ouvrage de cet homme
qui, quelques jours avant, avait failli mourir à cause du contenu
de celui-ci. Pour François, une séance de dédicaces n'étaient
pas une affaire commerciale ; peu lui importait le nombre de
livres vendus : il n'avait pas besoin de cela pour vivre. Ce qui
lui plaisait c'était de discuter avec ses lecteurs, non seulement
pour savoir ce qu'ils pensaient de son travail, de ses idées, mais
aussi qui ils étaient. Ainsi il connaissait son public.
Ce fut le tour d'une élégante et belle jeune femme de se
présenter devant la petite table qui servait d'écritoire.
Bonjour, Mademoiselle, ou Madame peut-être ? Cela
me fait plaisir qu'une charmante personne comme vous ait lu
ou va lire mes nouvelles.
Oui, je l'ai déjà lu et je ne suis pas seule à l'avoir lu.
Vous avez insulté notre Dieu…
Pardon, Mademoiselle, je n'ai jamais insulté Dieu, j'ai
seulement mis le doigt sur le fait que toutes les religions ne
sont que des sectes au service d'exploiteurs de Dieu. Si votre
grand chef, qu'il soit gourou, pape, imam, grand rabbin ou autre
prétendant à représenter Dieu sur terre se sent atteint dans sa
petite personne c'est qu'il a compris combien il ne peut-être que
méprisable.
Pendant que François parlait, la charmante demoiselle mit la
main dans son joli petit sac et en sorti un objet métallique
brillant qu'elle pointa vers lui.
Je vois que vous avez un bien beau pistolet,
continua François imperturbable. Être supprimé par une si belle
jeune fille, qui dans sa gracieuse main tient une si belle arme,
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me fait grand plaisir.
La demoiselle appuya sur la détente… et rien ne se produisit,
sinon que le monsieur qui était derrière elle, se rendant compte
de ce qui se passait, lui retira l'arme de la main.
Jeune fille, lui dit-il, quand on veut que ça marche on
débloque la sécurité. Vous devriez aller apprendre à vous servir
d'un tel engin.
C'est avec regret que François remercia son sauveur. En fait, il
ne pouvait rien reprocher à ce brave homme. Il avait retiré une
arme de la main d'une personne incapable de l'utiliser. Il en
voulait surtout à la jeune femme. Pas question de rapporter ce
qu'il pensait à son sujet, cela relève d'un vocabulaire trop
ordurier ! Il avait un reproche à se faire pour sa mauvaise
attitude lors de la première agression : il n'aurait pas
s'arrêter pour observer celui qui aurait pu l'abattre. Mais, là, ce
n'était pas de sa faute si les instigateurs de l'attentat étaient trop
nuls pour former son exécutrice.
Quant au troisième ratage, il était digne d'un roman de série
noire. Par une belle soirée d'été, au retour de chez des amis
parisiens, Maurice avait remarqué qu'une voiture les suivait. Il
en informa François. Ce dernier se mit à observer ce véhicule.
Effectivement il les suivait et lors d'un arrêt à un feu rouge,
Maurice et François constatèrent qu'il n'y avait que deux
personnes assises à l'avant, et ces deux personnes étaient loin
d'avoir des têtes sympathiques. Pour l'instant, il n'y avait aucun
danger, la circulation étant trop dense. Mais après, lorsqu'ils
seraient sur une route moins fréquentée, qu'arriverait-il ? Le
passager des poursuivants allait sortir une arme et tirer. Le
premier atteint serait Maurice, et cela François ne le voulait
pas :il voulait sa propre mort et non celle de son ami. Sa
réaction fut rapide « Maurice, tant que nous sommes sur une
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route il y a beaucoup de voitures, ils ne vont rien faire ; par
contre, ils vont agir quand nous serons sur une route moins
fréquentée, donc tu sors comme d'habitude et j'ai la certitude
que c'est au cours de la traversée de la forêt, avant chez nous,
qu'il vont nous mitrailler. Alors, tu accélères, tu les sèmes,
notre voiture et certainement plus puissante que la leur, et dès
que tu peux tu te gares sur la gauche, tu sors et tu cavales pour
te planquer. J'ai l'impression qu'ils vont nous faire ça comme à
Chicago au bon vieux temps de la prohibition. Si tu te mets sur
la droite ils te verront sortir et tu seras leur première cible. S'ils
sont pour moi, le gus qui est à droite devra descendre pour
aller à l'arrière du coté gauche : c'est pas pratique de tirer par-
dessus le conducteur. Et puis, si ce ne sont pas mes futurs
flingueurs, ils devraient continuer leur route.
Je préférerais cette dernière hypothèse, repris
Maurice, En attendant, j'irai soulager ma vessie. Bon, j'aperçois
un endroit pour se garer. »
Une fois la voiture arrêtée, Maurice en sortit et fila vers le
sous-bois. Il entendit le véhicule des suiveurs stopper, puis le
bruit d'une portières que l'on ouvre et que l'on referme et enfin
le redémarrage de la voiture. François avait raison, pensa
Maurice, le passager de droite a changé de place, il a dû se met-
tre à l'arrière.
Pendant ce temps François attendait tranquillement de se faire
trucider. L'exécuteur allait-il utiliser une mitraillette, un
pistolet, un pistolet-mitrailleur, ou bien une grenade? C'était
sans importance, le principal était de mourir, sans trop souffrir
tout de me! Il observait, dans le rétroviseur, ce qui se
passait. La voiture s'était arrêtée, le passager était passé à l'ar-
rière, la voiture était repartie, et là, ce produisit l'inimaginable :
deux sangliers et leurs marcassins traversèrent la route. En
25
quelques secondes François eu le temps de voir une arme sortir
de l'arrière gauche du véhicule des poursuivants, puis, à l'avant
la te du chauffeur surpris par le passage imprévu et intem-
pestif de ces cochons sauvages. Le premier animal de la file se
retrouva sur le capot de la voiture et se heurta au pare-brise
qu'il traversa pour aller défoncer la glace arrière. Le conducteur
ne devait plus contrôler la situation car la voiture termina sa
course contre un arbre. L'air très mécontent, le sanglier réussit
à s'extraire de l'habitacle tout en grommelant, et s'enfuit dans la
forêt suivi de sa petite troupe. Quelques secondes après, il y eut
une explosion et la voiture prit feu. Maurice, qui rejoignait
François, constata que ça sentait le cochon grillé. François, lui,
ne sentait rien.
L'analyse de cette troisième tentative l'amena à deux
conclusions. La première était que s'il n'avait pas rusé afin
d'éviter à Maurice d'être tué avec lui, les poursuivants n'au-
raient pas eu à s'arrêter et le passager n'aurait eu aucune
difficulté à tirer de sa place avant droite, lors d'un dépassement,
ce, quelques secondes avant le passage des sangliers. Mais dans
ce cas, Maurice aurait aussi été tué. Il n'y avait donc aucun
regret à avoir. La deuxième conclusion lui apparut clairement :
il était victime non pas d'un deus ex machina mais plutôt d'un
diabolus ex machina !
Il est certain que les jeunes lecteurs ignorent ce que veut dire
cette expression : deus ex machina. Que voulez-vous, plus les
enseignants ont de diplômes, plus leurs élèves sont ignares !
Voici ce qu'en dit le dictionnaire : expression désignant l'inter-
vention, dans une pièce de théâtre, d'un dieu, d'un être
supérieur descendu sur la scène au moyen d'une machine, et, au
figuré, le dénouement plus heureux que vraisemblable d'une
situation tragique. Et, comme à chaque fois l'intervention allait
26
à l'encontre de ce que désirait François, ce ne pouvait être
qu'à l'intervention d'un mauvais esprit, donc du diable.
Alors qu'il commençait à s'endormir, un homme entra dans la
chambre et se présenta.
Bonsoir monsieur Kerwannec, je suis le docteur
Colignot. Mon équipe et moi avons eu le plaisir de vous tirer
d'un mauvais pas, mais vous vous en remettrez rapidement :
dans deux jours vous serez chez vous.
François remercia, sans y mettre trop d 'enthousiasme, ce
médecin qui l'avait trop bien soigné, mais qui, en plus, lui
annonça une nouvelle qui le démoralisa complètement.
Vous savez que vous êtes un sacré veinard monsieur
Kerwannec : non seulement votre agresseur vous a raté ; cet
incident cardio-vasculaire ne vous laissera aucune séquelle ;
mais surtout je viens d'apprendre que l'avion que vous auriez
prendre s'est écrasé dans un massif forestier de l'est de
l'Europe et il n'y a aucun survivant !
– Vous êtes certain que c'était mon avion ?
Bien sûr, c'est votre chauffeur qui vient de me le
préciser. D'ailleurs, dans un petit instant il sera avec vous. Dès
que j'aurai fini de vous examiner il pourra entrer.
Le médecin ne comprit pas pourquoi son malade avait l'air si
consterné : il ne devait pas être au courant des intentions
suicidaires de son célèbre patient.
François se fit la réflexion que, décidément, un vendredi
treize était vraiment un mauvais jour.
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QUATRIÈME CHAPITRE
A LA RECHERCHE D'UN MOYEN
POUR TRÉPASSER
Bien que vous en sachiez plus sur ce fameux vendredi treize,
il est préférable que vous connaissiez d'autres détails concer-
nant notre personnage.
Commençons par ce qui est de moindre importance : les
auteurs de la première et la troisième agression furent mis en
prison, et, connaissant la justice de notre pays doivent être,
encore, en train de croupir dans une geôle en l'attente d'un
jugement. Pour ceux brûlés dans leur voiture, l'affaire fut
classée. La petite demoiselle au pistolet, bien que libre, attend
elle aussi d'être jugée pour port d'arme illégal. Il faut préciser
que François porta plainte contre eux, non pas pour tentative
d'homicide, mais pour incompétence à accomplir leur mission :
le tuer. Cela offusqua la sphère judiciaire. Les plus hautes
autorités intervinrent afin que François modifiât sa plainte. Il
insista, mais fut débouté. Ce qui lui permit d'avoir la
confirmation qu'il ne fallait pas faire confiance dans la justice
de son pays.
28
François, lors de conférences de presse après chaque attentat,
avait précisé que son dernier recueil de nouvelles était destiné à
faire comprendre combien étaient malsaines et contraires à
l'humanité les prises de pouvoir par des profiteurs agissant au
nom de Dieu, du peuple ou de toutes autres idéologies. Son but
était de montrer que ces usurpateurs ne sont que des
manipulateurs qui recherchent, sinon la fortune, tout au moins
le pouvoir, et ce, sans scrupule. Ses agresseurs n'étaient que de
pauvres gens au cerveau lavé ; ils méritaient une punition pour
avoir eu la stupidité de s'être laissé manipuler. Quant à son
dernier agresseur, qu'il avait molesté, il aurait pu porter plainte
pour coups et blessures. Avec un bon avocat du genre à plaider
l’innocence de son client en clamant, haut et fort, à la
barre : « Non, Monsieur le Juge, le prévenu ne courait pas
après monsieur Kerwannec pour le tuer, il se dépêchait pour ne
pas rater son avion. Le couteau à cran d'arrêt qu'il tenait à la
main s'était ouvert par mégarde. Il l'avait sorti de sa poche afin
de le mettre dans sa valise qui était à la consigne de
l'aéroport. » Puis il aurait parlé de son enfance malheureuse, de
la malchance qui l'avait amené à être condamné pour quatre ou
cinq délits mineurs. « C'est en prison qu'il a été entraîné par ses
compagnons de cellule. En fait c'est un garçon qui a un bon
fond. Il prenait l'avion pour se rendre à un entretien d'em-
bauche. Par la faute de son agresseur, monsieur Kerwannec, il a
raté ce rendez-vous important pour lui. Nous demandons sa
relaxation et des dommages et intérêts pour coups et blessures
et surtout pour dommages moraux… ». Cela, c'est ce qu'ima-
ginait François. Il avait constaté qu'en matière de justice ce
n'est pas parce que l'on a raison que l'on n'a pas tort...et vice-
versa.
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Vous devez penser qu'il aurait été beaucoup plus facile, pour
François, de se suicider. Mais en réalité ce n'est pas si simple
que cela de se suicider, surtout quand on a certains principes.
Par exemple, se jeter sous un train, un métro, une voiture, ou
du haut de la tour Eiffel a des conséquences désagréables pour
l'entourage. François n'aurait pas accepté de retarder les usa-
gers de la SNCF, du RER, du métro, de mettre dans l'embarras
un automobiliste, ou d'empêcher des touristes d'accéder à un
monument parce qu'il avait l'intention de mourir.
Il n'était pas question de se pendre. Il aurait pu le faire dans
son grenier : les poutres y sont assez solides pour supporter le
poids d'un corps. Mais, cet endroit est peuplé d'araignées et
François a horreur de ces bestioles. Se pendre à un arbre, dans
le parc de la propriété, pas question non plus : il faut une
échelle pour accéder à une branche assez haute, mais il est
facile de tomber d'une échelle, surtout à son âge. Son but est de
mourir, pas de se retrouver dans une chaise roulante ! Et puis,
un pendu, ce n'est pas beau.
Le poison aurait pu être la solution, mais comment et se
procurer un produit qui vous foudroie rapidement, sans
souffrance, assez efficace pour ne pas vous rendre grabataire et
gâteux si la dose ingérée est insuffisante ? Il n'y a que dans les
romans policiers que les meurtriers se procurent facilement des
substances létales.
L'utilisation d'une arme à feu posait le même genre de
problème. Où et comment s'en procurer une ? François
possédait bien un vieux fusil de chasse au canon assez long, si
long que se diriger l'arme contre la tempe était un exercice qui
relevait plutôt de l'acrobatie. Un truc à se blesser, mais pas à se
tuer !
Il avait bien pensé agir comme Marcel, un cousin de sa mère.
30
Au début de la première guerre mondiale il avait été blessé
pendant la bataille de la Marne. Un éclat d'obus lui avait
emporté une jambe. Par la suite cela ne l'empêcha pas de vivre.
En tant que mutilé de guerre il eut un travail et put vivre
normalement. Il se maria, eut des enfants et même des petits
enfants. Sa jambe de bois le faisait claudiquer, mais cela ne se
voyait pas trop. Par contre, plus le temps passait, plus sa jambe
manquante le faisait souffrir. Quand il eut dépassé la soixan-
taine la douleur devint de plus en plus intolérable. Aucun
remède, aussi puissant fut-il, ne faisait effet. Alors, n'en
pouvant plus, un après- midi, pendant l'absence de son épouse
qui s'était rendue chez une parente, il passa à l'acte. Il installa
un brasero dans sa chambre, le chargea de charbon de bois qu'il
alluma après avoir calfeutré la porte et la fenêtre de la pièce. Il
déposa sur la table de chevet la lettre d'adieux destinée à sa
famille. Ensuite il fit sa toilette, se rasa, mit son costume du
dimanche et s'allongea sur le lit. A son retour sa femme le
trouva reposant paisiblement. Il était mort sans souffrance.
Mais François ne pouvait pas imiter le cousin Marcel pour la
simple et bonne raison que sa chambre était très vaste, haute de
plafond, avec trop d'ouvertures à calfeutrer, et aurait nécessité
l'utilisation de plusieurs braseros pour une émission suffisante
de gaz carbonique.
Sachant très bien nager, il écarta la noyade. Ayant peur du
vide il se refusa de sauter du haut d'une falaise. Il étudia
d'autres possibilités en vue de se suicider, mais sans succès. Il y
avait toujours un obstacle, s'il n'était pas matériel, il était moral.
Il repoussa l'euthanasie : il ne voulait pas impliquer un de ses
proches dans son projet. Les amis, les parents ou les médecins
qui avaient accepté d'euthanasier un malade las d'une survie
dans la souffrance, se retrouvaient devant un tribunal pour
31
homicide. Il aurait pu se rendre dans un pays l'euthanasie
n'est pas un crime, mais il savait que sa demande aurait été
refusée, car s'il en avait assez de vivre, son double handicap,
l'anosmie et agueusie, ne le faisait souffrir que moralement et
non dans sa chair. Après tout, les gens qui perdent la vue, l'ouïe
ou un membre ne sont pas nécessairement des candidats à la
perte de la vie.
Puis un jour, il se souvint d'un excellent roman de Jules
Verne , les tribulations d'un Chinois en Chine. François déte-
nait, dans sa bibliothèque, les œuvres complètes de cet auteur
en édition originale. Il relu ce livre avec le plaisir que savent
apprécier les bibliophiles : la tenue en main d'un bel ouvrage,
bien relié, au contenu passionnant et par le texte et par la
splendeur des gravures. Il eut tout de même le regret de ne pas
sentir cette agréable odeur d'ancien que dégagent les vieux
livres ! Il constata que le héros n'avait pas les mêmes motiva-
tions que lui : ce jeune et riche chinois, indifférent à tout et ne
connaissant pas le bonheur, après avoir été ruiné ne voulant pas
imposer à sa future épouse une vie misérable, préfère mourir.
Au moment de se donner la mort, il se rend compte qu'il ne
ressent rien, et décide qu'il ne peut mourir sans connaître
d'émotions au moins une fois dans sa vie. Il demande donc à un
ami de le tuer dans un délai imparti, ce qui, il l'espère, lui fera
redouter la mort et éprouver, enfin, quelques émotions. L'ami
accepte, puis disparaît. Non ! pas question de vous raconter la
suite et la fin de ce roman, achetez-le ou louez le dans une
bibliothèque et lisez le ! Ne citons que la morale : il faut avoir
connu le malheur, la peur, les soucis pour pouvoir connaître et
apprécier le bonheur de vivre. Ce qui n'était pas le cas de
François qui avait eu son lot de malheurs, de peurs et de soucis
mais avait eu, aussi, de nombreux moments de bonheur. Donc,
32
la finalité était, pour lui, de passer de vie à trépas et non pas de
connaître ce qu'il avait déjà connu. Mais, le procédé assez
simple consistant à payer quelqu'un pour le supprimer
n'emballa guère François.
Enfin, il se souvint de cet écrit qui mit en effervescence le
monde islamique après sa publication : en février 1989, à
Téhéran, l'ayatollah Khomeiny, guide spirituel de la Révolution
islamique et du monde chiite iranien publia une fatwa, c'est-à-
dire un décret religieux musulman, lançant un appel à tous les
musulmans d'exécuter l'écrivain britannique, d'origine in-
dienne, Salman Rushdie, pour les propos blasphématoires
envers l'Islam contenus dans le livre des Versets sataniques.
Selon la Constitution iranienne, le décret était immédiatement
exécutoire et le gouvernement annonça une récompense pour
tout musulman exécutant la sentence de mort.
La solution était ! François n'avait qu'à écrire un texte qui
serait suffisamment agressif pour inciter des gens dont l'into-
lérance, le fanatisme et la bêtise les pousseraient à vouloir le
rayer de la liste des vivants. Il se dit qu'il devait avoir, dans ce
bas monde, assez de religions, de partis politiques et autres
associations sectaires se trouveraient des extrémistes prêts à
l'exterminer après l'avoir lu.
33
CINQUIÈME CHAPITRE
A L'OUVRAGE !
Il se mit donc à l'ouvrage, ce qui laisse supposer qu'il
commença sur le champ à écrire. En réalité ce ne fut pas aussi
facile que cela : depuis le décès de son épouse il n'avait plus
rien écrit d'important, sinon, de temps à autre un article pour un
journal ou une revue, la préface de quelques romans, essais ou
livres d'art. Dans un tiroir de son bureau s'entassaient des
manuscrits, des débuts de récits ; dans un coin de son cerveau
sommeillaient des idées d'histoire propres à réjouir ses lecteurs.
Bien que l'envie d'écrire lui fût passée depuis de nombreux
mois, il était maintenant impératif de s'y remettre sans tarder et
d'utiliser tout ce matériau.
Il se fit la réflexion que, si, dans un récit on mélange un peu
de religion avec un peu de politique et une bonne dose de
banditisme, alors là, le résultat devrait être positif. Et plus il
avançait dans ses recherches, plus il découvrait de sujets
passionnants à développer afin de pousser au meurtre une
bonne quantité de fanatiques de tous bords : Musulmans contre
Juifs, Catholiques contre Musulmans, Tamouls contre
34
Musulmans, Catholiques contre Protestants, et vice versa, etc.
Le fait est que presque toutes les religions s'opposent entre
elles et même que dans chaque religion il y a des divergences
internes, souvent sur des points de détail stupides. Ces brouilles
ont bien souvent des raisons politiques sous-jacentes et, le pire,
sont dues à des êtres humains avides de domination et de
pouvoir. Exactement comme en politique ! Mais n'allez pas
croire que François était athée, bien que se prétendant
anarchiste, il croyait fermement en l'existence d'un Dieu ou
d'une puissance supérieure. Il se posait même une question :
qui avait crée Dieu ? Un autre Dieu ? Et qui avait crée cet autre
Dieu ? Et ainsi de suite. Une question à se retrouver sur un
bûcher quand la Sainte Inquisition pourrissait la vie des gens.
Il croyait aussi que si les grands préceptes prônés par la
majeure partie des religions étaient respectés il n'y aurait pas
besoin d'une hiérarchie.
D'abord fouiller dans son passé afin d'en faire ressurgir des
idées attentatoires était indispensable. Puis chercher dans ses
manuscrits délaissés des écrits assez subversifs pour choquer
les partis concernés. Après, il n'y avait plus qu'à écrire. C'est
facile à dire il n'y avait plus qu'à écrire ! Mais avant d'en
arriver là, il y en avait du boulot. François avait eu une vie
suffisamment mouvementée, ce qui lui avait permis d'accu-
muler de nombreux souvenirs plus ou moins agréables. Il avait
observé ses contemporains et s'était fait sur la nature humaine
une opinion très mitigée, entre optimisme et pessimiste. Le fait
qu'il lisait énormément, ce depuis son plus jeune âge, l'avait
amené à écrire, mais pas n'importe quoi : ses écrits, étaient
toujours basés sur des faits réels, sur des personnages existants,
ou ayant existé. Bien sûr, il utilisait ces faits, ces personnages,
à sa manière, comme les chefs cuisiniers qui préparent leurs
35
mets à leur façon en utilisant les produits disponibles. Mais
avant de se mettre devant le fourneau il faut inventorier les
ingrédients disponibles. D'abord il puisa dans son passé.
36
SIXIÈME CHAPITRE
UNE HEUREUSE
ENFANCE
François avait eu une vie le pire et le meilleur s'étaient
mélangés, comme pour tout un chacun.
à Paris, dans une clinique au pied de la Butte Montmartre,
non loin de chez ses parents, il fut leur unique enfant. Ils
étaient assez aisés pour que seul son père, ingénieur, eût à
travailler ; il fut bien élevé et choyé par sa mère, femme au
foyer. François eut une petite enfance heureuse. Il commença
sa scolarité dans une école religieuse, car ses parents, catho-
liques très modérés, voulaient lui donner une éducation
correcte. Ils n'étaient pas des pratiquants assidus mais, pour ne
pas avoir de problème avec la famille, ils l'avaient obligé à aller
au catéchisme. Il constata rapidement qu'entre ce qui était
enseigné et ce qui était pratiqué il y avait une très grande
marge. Il fut un bon élève, sans plus, ce qui lui permit d'entrer
en classe de sixième, mais pas dans une école privée : les
finances familiales avaient leur limite.
Il passait une partie des vacances d'été chez ses grands-
37
parents. Un mois chez les parents de sa mère et un autre chez
ceux de son père. Il y avait une alternance, chez les uns au mois
de juillet et chez les autres au mois d'août, l'année suivante
c'était l'inverse. Chez les grands-parents maternels, fermiers à
Champy, un petit village de la Brie, il participait aux diverses
tâches de l'exploitation. Traire les vaches, les emmener au pré,
aider sa grand-mère à fabriquer le beurre et le fromage,
s'occuper de la basse-cour était assez amusant. Participer à la
moisson était aussi très amusant, mais fatiguant, car, accom-
pagné de ses cousins et cousines, il fallait ramasser les épis,
derrière les faucheurs, pour les mettre en gerbe. Les faucheurs,
une douzaine, avançaient en balançant leur faux qui émettaient
une agréable musique, laissant derrière eux les épis qu'il
suffisait de mettre en gerbes pour ensuite monter la meule. Il y
avait aussi le travail au verger. Le ramassage et la cueillette des
pommes n'était pas toujours agréable, mais ensuite le pressage
du jus de pommes était un véritable divertissement, d'autant
plus qu'il y avait le plaisir de boire le jus frais s'écoulant du
pressoir. Certes, il ne fallait pas trop en boire de ce jus, si bon,
si sucré et si parfumé, car, comme disait son grand-père « Ça
vous donne des chiasses carabinées ».
A la fin août, secouer les branches des mirabelliers avec une
grande perche pour faire tomber les fruits était assez plaisant,
mais les ramasser beaucoup moins. Heureusement qu'il y avait
la satisfaction de pouvoir se venger en en mangeant quelques
unes et en recracher les noyaux le plus loin que possible, et,
surtout, assister à la confection des confitures par sa grand-
mère et y goûter avant la mise en pots. N'oublions pas d'ajouter
à cela une des spécialités de la grand-mère : la tarte aux
mirabelles avec un peu de rhubarbe ! Il n'y avait pas que les
travaux agricoles pour passer le temps car il allait, avec les
38
autres gamins du coin, se baigner dans la rivière non loin du
village, y pécher et y faire des balades en barque.
Chez les parents de son père il y avait d'autres distractions
moins liées aux travaux agricoles. Son grand-père s’était
installé près de Lorient après avoir navigué sur presque toutes
les mers du monde en tant qu'officier marinier. Fils d'une
famille de marin il s'était engagé très jeune. Il avait d'abord été
mousse, n'était pas devenu capitaine, mais maître principal
timonier. Maintenant à la retraite, il s'occupait de son jardin,
faisait des maquettes des navires au bord desquels il avait
navigué. Quand il avait le plaisir d'avoir à la maison, pendant
les vacances, un ou plusieurs de ses quatre petits-enfants
deux filles et deux garçons – il les lançait dans des occupations
passionnantes. Il les emmenait en promenade sur son petit
voilier, leur apprenait comment bien naviguer, leur montrait
comment se guider avec le soleil et les étoiles, prévoir le
temps, enfin tout ce qu'il avait acquit pendant ses longs séjours
en mer. Quant à sa grand-mère, elle cuisinait à merveille aussi
bien les récoltes du petit jardin que les poissons et les coquil-
lages rapportés après une partie de pêche ou un tour sur la
plage avec le grand-père.
Les deux grands-mères étaient très catholiques et que ce soit à
Champy ou à Lorient, le dimanche matin, ainsi que les jours de
fêtes religieuses, il y avait une obligation impérative : celle
d'aller à la messe. Heureusement qu'avec ses cousins et
cousines, ainsi que les copains et copines du voisinage,
astreints, comme lui, à être présents à ces barbantes
cérémonies, on pouvait se passer des petits mots et s'amuser en
catimini.
François gardait un souvenir nostalgique de cette heureuse
époque, que ne purent vivre,comme lui, ses descendants.
39
SEPTIÈME CHAPITRE
UN SOUVENIR NOSTALGIQUE
A Paris, son terrain de jeu préféré était le merveilleux square
Willette que les Parisiens préféraient appeler square Saint-
Pierre et les gamins qui le fréquentaient Sactosse.
Presque tous les jeudis et pendant les petites vacances
scolaires, jusqu'à l'âge de six ans il était accompagné par sa
mère qui, assise sur une chaise, tricotait, papotait avec d'autres
mères de famille, le surveillant plus ou moins. Puis un jour elle
le laissa aller seul rejoindre ses copains et copines. Cela lui
permit d’agrandir son territoire de jeux et il vadrouilla de long
en large sur la butte Montmartre. En culotte courte et le béret
sur la tête il était le parfait représentant du poulbot.
Quelques mois après le décès de son épouse, François alla y
faire un tour, ou plutôt un pèlerinage, accompagné de Maurice
et Amélie. Il eut la surprise de voir qu'il était devenu le square
Louise Michel et, qu'en plus, une annexe de son terrain de jeux,
le square du Chevalier de la Barre, avait été affublé d'une
nouvelle appellation : le square Nadar!
S'il n'y avait eu que des changements d'appellation cela
40
n'aurait pas affecté François, mais il y avait plus grave : lors de
cette visite sur la butte Montmartre, il eut beaucoup de mal à
reconnaître les lieux. A la place du grand bac à sable, à gauche
en regardant la basilique du Sacré Cœur, il avait joué,
comme sur une plage au bord de la mer, il y avait un manège.
De plus une foule de touristes envahissait, telle une horde de
barbares, ce... non, son territoire il avait vécu avec les
galopins du quartier de nombreuses, glorieuses et palpitantes
aventures. Il avait été mousquetaire, poilu dans les tranchées,
explorateur dans pratiquement toutes les parties du globe
terrestre, et me sur diverses planètes de notre galaxie,
chasseur de toutes sortes d'animaux... Son imagination fertile,
alimentée par ses nombreuses lectures, aussi bien de romans
que de revues illustrées, sa fréquentation du cinéma le
dimanche avec ses parents lui permettait de se transposer
dans tout un tas d'univers, comme le font la majorités des
enfants. Il avait aussi délivré de nombreuses fois sa copine Lili
des griffes de toutes sortes de dragons et monstres.
Là, dans ce square Louise Michel, l'effet madeleine de Proust
ne fonctionnait pas, d'abord parce que son anosmie ne le lui
permettait pas, mais les sons et l'ambiance générale ne
correspondaient pas à ce qu'il avait connu étant gamin : il
n'était pas dans son bon vieux Sactosse. Il n'avait pas été se
balader dans ce parc depuis au moins une cinquantaine
d'années, et ce n'est pas progressivement qu'il avait vu les chan-
gements de ce lieu, mais brusquement. Ces changements, ou
plutôt ces bouleversements, étaient loin d'être à l'avantage du
site.
Il voulu vérifier si la fontaine des innocents existait encore.
Suivi de ses deux compagnons il emprunta la contre-allée
située entre la rampe menant à la première terrasse du square,
41
le long du funiculaire. Cette fontaine représente, au centre
d’une niche constituée d’une coquille en pierre, un haut-relief
en bronze d'un joyeux bambin nu se soulageant le plus
naturellement du monde dans la vasque située juste en dessous
de lui. Il est tenu dans les bras de sa mère, tout aussi dévêtue
que lui, entouré de quatre jeunes enfants rieurs. La fontaine
était toujours en place. Cependant il nota trois modifications
importantes à ses yeux : d'abord, un grillage était placé de telle
sorte qu'il n'était plus possible d'accéder à l'arrière de l'édifice ;
en plus la végétation, entre cet arrière et la place d'où part le
funiculaire, devenue rare permettait aux personnes circulant sur
cette place de voir l'arrière de la fontaine ; et enfin il n'y avait
pas de viorne ! Il en fit la remarque à Maurice et Amélie qui ne
le comprirent pas. « Je vous raconterai cela plus tard. Voyez-
vous, ici, c'étaient mes toilettes préférées et c'est de cet endroit
que démarra mon éducation sexuelle, leur expliqua François. »
Ils continuèrent leur promenade dans le square, François ne
voulant pas frustrer Maurice et Amélie qui n'avaient jamais eu
le temps de parcourir ce haut lieu touristique de Paris. Il leur
montra même le bassin, sur l'avant dernière terrasse, il avait
fait naviguer une maquette de voilier qu'il avait fabriqué lui
même. Il lui était arrivé de se baigner quelquefois dans ce
bassin, large mais peu profond, lors de canicules et une fois,
sans le faire exprès, pour rattraper son petit voilier qui
s'obstinait à ne pas revenir sur le bord. Il leur raconta qu'il avait
fait de longues glissades, lors d'hivers neigeux, sur les vastes
pelouses dévalant de terrasse en terrasse.
La dernière visite fut pour le square d'Anvers et le lycée,
longeant ce square, qu'il avait fréquenté depuis la sixième
jusqu'à sa dernière année d'étude. A part le parking souterrain,
aménagé sous le square, les lieux ne parurent pas avoir changé
42
aux yeux de François. Par contre il ne s’appelait plus Rollin,
mais avait été rebaptisé à la Libération, du nom de son
professeur d’Allemand, fusillé en 1942 pour fait de résistance :
Jacques-Decour. Il eut une pensée pour ce professeur qu'il avait
apprécié.
43
HUITIÈME CHAPITRE
UN PEU
D'EDUCATION SEXUELLE
Pendant le retour en voiture François se lança dans son
explication concernant son éducation sexuelle :
« Il arrive à tout un chacun que la nature ait ses exigences. Il
devient quelquefois indispensable, voir impératif, de délester
sa vessie ou ses intestins. En ce qui concerne une simple
vidange, pour un petit garçon cela ne pose pas trop de
problème : il suffit de trouver un coin à l'abri des regards et de
sortir son engin pour se soulager en arrosant un mur ou un
tronc d'arbre. Pour les intestins c'est plus difficile. Là, il faut
vraiment être dans un endroit isolé, il en est de me pour les
filles, quel que soit l'organe à vider.
J'avais une bonne copine avec qui je jouais pratiquement tout
le temps. Elle préférait les jeux de garçon aux jeux de fille.
Donc nous nous entendions à merveille. Ce n'était pas vraiment
de l'amour entre nous mais une franche et agréable
camaraderie. D'ailleurs nous n'avions pas la moindre idée sur
ce qu'était l'amour. Bien qu'elle fut un garçon manqué, il lui
44
manquait quelques attributs pour agir dans certains cas comme
un garçon. En conséquence, si elle avait un besoin pressant il
lui était indispensable de se rendre dans un endroit isolé. Il y
avait bien la solution des toilettes publiques. Mais les abords de
ce local dégageaient une puanteur désagréable qui n'incitait pas
à fréquenter le lieu, même pour un court instant. J'ouvre une
parenthèses : si l'on me dit que puanteur désagréable est un
pléonasme, je rétorque qu'il y a des puanteurs agréables, telles
que celles de certains fromages. D'ailleurs je regrette de ne plus
y avoir droit à cause de ce maudit handicap ! Je ferme la
parenthèse. Comme il n'était pas question d'aller dans ces
toilettes nauséabondes, il ne nous restait que l'arrière de la
fontaine. Là, nous étions à l'abri de tous les regards. Et en plus
il y avait de la viorne. Vous connaissez cet arbuste, aux belles
feuilles vert foncé sur le dessus et au-dessous d'un vert plus
clair merveilleusement duveteux. Je peux vous dire que je n'ai
jamais trouvé rien de plus agréable pour s'essuyer les fesses
après avoir déféqué.
Était-ce un matin ou un après-midi, je ne m'en souviens pas,
mais j'ai bien en mémoire ce que je vais vous narrer.
Lili et moi jouions aux cow-boys à la poursuite des voleurs de
notre troupeau de vaches. Nous galopions pour rattraper ces
infects brigands, quand, en passant devant la fontaine, Lili
s'arrêta brusquement et me dit «Faut que j'aille au petit coin.»
Moi, je n'avais pas spécialement envie, mais, après tout, ce qui
est fait ne sera plus à faire. En conséquence je suivis Lili
derrière la fontaine. Tandis qu'elle relevait sa robe, baissait sa
petite culotte et s'accroupissait, moi j'ouvris ma braguette,
sortis mon engin et arrosai le sol. Je me fis une réflexion:
pourquoi s'accroupissait-elle? Je ne pus m’empêcher de le lui
demander. Elle me répondit :
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Tout simplement parce que je n'ai pas de robinet
comme toi.
– T'as pas de robinet?
– Non, et si je ne m’accroupis pas je me fais pipi sur les
cuisses, je mouille mes socquettes et mes souliers.
Je n'avais jamais vu de petite fille complètement nue et ne
m'étais jamais posé de question sur l'anatomie du sexe féminin.
– Mais, t'as quoi à la place, lui demandais-je.
Je vais te montrer. Et elle remonta sa robe, baissa sa
culotte et me montra ce qu'il en était. Je ne vis rien de très
intéressant, à ce demander pourquoi certains de mes camarades
cherchaient à voir sous les jupes des filles.
Bizarre, t'as pas de boule et on dirait que c'est comme
la fente d'une tirelire. Vexée par cette dernière constatation elle
remonta rapidement sa culotte, baissa sa robe et me répliqua
brusquement :
T'as des boules ? Comme le bébé de la fontaine?
Montres moi ça!
Un peu embarrassé, je déboutonnai ma braguette et baissai en
partie mon slip pour sortir ma verge.
Non, je veux tout voir, me dit Lili, baisse ta culotte
et ton caleçon!
Je débouclai ma ceinture et ma culotte s'empressa de tomber à
mes pieds. Je dois préciser qu'à cette époque de ma vie mes
poches étaient bien chargées. Elles contenaient tout ce qui me
semblait indispensable: un mouchoir, un canif, un sac de billes,
deux ou trois soldats de plomb, un bout de ficelle, un sac
d'osselets, quelques vis et boulons trouvés par terre, un jeu de
cartes et... je dois en oublier. Par contre il n'y avait pas de
clous ou de vis pointue : ces objets ayant la malignité de percer
les poches et piquer les cuisses. Enfin je baissai mon slip et Lili
46
pu voir ce que j'avais en plus qu'elle. Elle me fit une réflexion
qui me causa du souci :
Ouais, t'as des boules, mais moi, quand je serai plus
grande j'en aurai aussi, et elle posa ses mains sur sa poitrine.
Effectivement j'avais remarqué que les dames avaient des
seins, plus ou moins gros, et que les fillettes n'en avaient pas.
Donc les boules grossissaient et en conséquence les miennes
aussi. Comment porter cela dans la culotte ? D’après ce que
j'avais vu les hommes adultes n'avaient pas l'air d''être gênés,
donc on leur coupait. J'allai subir une opération avant d'être un
homme! Ça devait être cela l'opération des amygdales! Ou de
l'appendicite? Non, pas de l'appendicite. Un de mes copains
avait été opéré de cela et pendant plusieurs jours il avait montré
sa cicatrice sur un côté du ventre et exhibé son appendice dans
un petit bocal, ça ne ressemblait pas à des boules. Donc je
devrai subir une opération ! Cela me tourmenta toute la nuit.
Dans la matinée j'allai interroger Pierrot à ce sujet. Pierrot
c'était un de mes bons potes avec qui je jouais souvent aux
osselets et aux billes à la récréation. Pierrot savait tout et, s'il
n'avait pas la réponse sur le champs, s'informait et vous la
donnait sans tarder. C'est lui qui m'avait éclairé sur la non
existence du Père Noël. Mais il m'avait conseillé de ne rien dire
à mes parents en me précisant que c'était mieux qu'ils ne
sachent pas que je savais : ce serait gâcher leur plaisir et
surtout, peut être que je n'aurais plus d'aussi beaux cadeaux à
Noël.
Pierrot se lança dans un exposé très détaillé sur la sexualité.
Il commença par me dire que les histoires de la cigogne qui
apportait les bébés, ainsi que celle de la naissance des petites
filles dans les rose et des petits garçons dans les choux étaient
totalement fausses. La preuve, ces deux histoires étaient
47
contradictoires. Effectivement je n'avais jamais vu de cigogne
dans la région et pourtant des bébés naissaient. De même, les
roses et les choux ne paraissaient pas assez volumineux pour
contenir un enfant aussi petit soit-il.
Ce que je retins de cette longue explication se résumait en peu
de choses : le monsieur fait rentrer son engin dans le trou de la
dame, puis il se secoue et cela va mettre une graine dans le
ventre de la dame et au bout de neuf mois il en sort un bébé.
Pendant ce temps la dame a un gros ventre.
Cela me parut d’autant plus clair que j'avais déjà vu cela, chez
mes grand-parents fermiers, avec les vaches, les lapins, les
chiens et autres animaux. Quand j'avais interrogé mes grands-
parents ou mes parents à ce sujet je n'avais eu que des réponses
très évasives et peu satisfaisantes. Enfin il me donna quelques
notions de vocabulaire, entre autre qu'il était préférable de dire
vésicules à la place de couilles, mot très grossier. De plus je
n'avais plus à m'inquiéter car mes vésicules ne grossiraient pas
exagérément. Je transmis ces informations à Lili. Et nous
décidâmes, que lorsque nous serions mariés, ce serait pour
nous amuser et certainement pas pour se mélanger les sexes,
chose vraiment dégoûtante!
Par contre, Lili eut une sérieuse inquiétude, car sa mère avait,
de temps à autre, des problèmes de vésicule. Serait-elle faite
comme un homme? Je ne manquai pas d’interroger Pierrot à ce
sujet. Là, encore, il me rassura. Il s'était trompé de mot : ce
n'était pas vésicules, mais testicules qu'il avait voulu dire. Cela
rassura Lili.
Un jour, Lili m'annonça que nous ne pourrions plus jouer
ensemble. Son père avait obtenu un poste dans une colonie
française : l'île de la Réunion. Mais, nous avions prévu de nous
écrire et de nous revoir un jour. Cette échange de courrier cessa
48
après l'invasion par les troupes allemandes de la France. A la
fin de la guerre je lui envoyai une lettre qui me revint avec la
mention «n'habite pas à l'adresse indiquée». J'étais bien triste
d'avoir perdue de vue Lili. J'aurais bien voulu revoir celle qui
fut mon premier amour, aussi platonique fut-il.»
François termina cette confidence peu avant l'arrivée au
manoir.
Cela peut vous paraître étrange que François ait fait une telle
révélation à Amélie et Maurice, ses employés. En fait il n'y
avait rien de surprenant dans la mesure il y avait entre
eux une relation plus familiale qu'amicale. Quand François et
Liliane avaient acheté la propriété, le jeune couple était au
service des possesseurs du bien qui avaient péris dans un
accident d'avion. Leurs héritiers avaient laissé les deux jeunes
gens entretenir le bien et faire visiter le manoirc'est ainsi que
l'appelait François, alors que Liliane préférait dire : la case -
jusqu'à la vente.
Une fois la propriété acquise, François et son épouse
gardèrent, non pas à leur service, mais avec eux ces jeunes
gens. Ils ne les voyaient pas comme des domestiques mais
comme des être accomplissant des tâches qu'ils ne pouvaient
pas faire eux même soi par manque de temps, de connaissance
ou de capacité. En contrepartie ils leur fournissaient gîte,
couvert et cet outil indispensable pour bien vivre : l'argent.
Comme disait François «nous vivons en symbiose.»
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NEUVIÈME CHAPITRE
UNE PÉRIODE
BIEN SOMBRE
Le temps heureux de l'enfance s’arrêta net en septembre 1939
quand son père fut mobilisé pour participer à ce que l'on appela
la drôle de guerre et se retrouva prisonnier au fin fond de
l'Allemagne, après la débâcle de 1940. François, qui ne passait
son temps qu'entre Paris, Champy et Lorient fut forcé de visiter
une partie du centre de la France, car, en juin 1940, il participa
à l'exode, cette monstrueuse transhumance : un départ précipité
de Paris pour fuir ces cruels soldats allemands qui allaient
piller, violer, tuer la population. Puis, une fois arrivé au centre
de la France, ce fut le retour vers la capitale où, rassurés par les
paroles du maréchal Pétain, les Parisiens n'avaient plus à
craindre les soldats du Reich. D'un seul coup les ennemis
étaient devenus de grands amis.
Pourtant, l'ambiance n' tait pas la joie. Cette occupationé à
tait p nible,é é , difficile supporter, aussi p nible que l'està é
pour vous la lecture de cette courte phrase.
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Sa mère, qui heureusement touchait le salaire de son mari, se
trouva tout de même devant le problème de la majorité des
Français à cette époque : le ravitaillement. Les restrictions
imposées par l'envahisseur suffisaient à peine pour se nourrir et
se vêtir correctement sans avoir recours au marché noir. Sa
mère qui, après la naissance de François, avait quitté son travail
de première main dans une maison de couture renommée reprit
son ancien métier et travaillait à domicile.
Pendant cette période François vécu des faits qui le
marquèrent fortement. Par exemple les voisins de palier obligés
de porter un écusson en forme d'étoile pour bien montrer qu'ils
étaient juifs. Ou bien, une scène horrible qui le fit douter de
l'intelligence du genre humain. Alors qu'avec sa mère il se
rendait chez ses grand-parents maternels par le train ils
assistèrent à une tuerie. Tandis que leur train quittait la gare de
l'Est, ils virent des officiers allemands, arme au poing, abattant
des soldats qui tentaient de déserter en sautant d'un convoi. Un
passager donna une explication «Il y a dans ce train des soldats
permissionnaires, mais il y a aussi des troufions qui iront sur le
front de l'est et certains de ces derniers tentent de déserter. Sans
grand succès en ce moment. Mais ils n'auront pas à souffrir en
Russie. Que Dieu les accueille en son paradis.»
Il y eu aussi des preuves que tous les Allemands n'étaient pas
des monstres. Dans cette même gare de l'Est, au retour de chez
les grands-parents, sa mère et lui subirent un contrôle d’identité
et une fouille de bagage. Dans la valise de la maman il y avait,
en plus de vêtements, de l’alimentation, genre fromage de brie,
lapin, poulet, œufs et quelques légumes rapportés de la ferme
des grands-parents. De quoi être considéré comme trafiquant
du marché noir. L'un des deux policiers français allait ouvrir la
valise lorsqu'un jeune soldat allemand, l'air méchant et sévère,
51
qui les accompagnait, leur fit signe de le laisser faire. Il prit
brusquement la valise, la posa sur la table destinée aux fouilles.
François, en un instant, imagina le pire. Sa mère allait être
emprisonnée, serait même fusillée et lui la perdrait à jamais,
que deviendrait-il ? Le soldat ouvrit le bagage, en sorti un tricot
de corps qu'il montra aux policiers en annonçant «Il n'y a que
des habits la dedans» Il referma la valise, fit un clin d’œil à
François et à sa mère tout en disant «C’est bon vous pouvez y
aller C'est l'esprit allégé qu'ils sortirent de la gare. Tous deux
bénirent ce jeune homme qui les avait protégés.
Peu de temps après le débarquement des alliés en Normandie,
François passa avec succès la première partie du baccalauréat.
Au début des vacances scolaires, il partit pour Lorient avec sa
mère pour y passer le mois de juillet, et en août les vacances se
termineraient chez les autres grands-parents. Les circonstances
ne permirent pas ce retour. Ils ne purent même pas revenir à
Paris pour la rentrée scolaire et se retrouvèrent coincés dans la
fameuse poche de Lorient une partie de l'armée allemande
était retranchée. Sa mère, qui s'était réjoui d'être loin de Paris,
où, pensait-elle, la ville serait à feu et à sang lors de l'arrivée
des armées alliées, le fut moins par la suite, car François, ne
pouvant plus continuer ses études dans une région en guerre,
trouva une occupation que l'on pourrait qualifier de
désoccupation, ce qui préoccupa fortement sa pauvre mère.
Avec son grand-père, il participa au combat consistant à bouter
hors de France l'occupant. Pendant quelques mois il fit ce que
font tous les résistants : transmissions d'informations, sabotages
et autres activités de ce genre qui vous transforment un gamin
en adulte et qui vous enseignent la vie plus que quelques
années d'études supérieures.
Ce ne fut que progressivement qu'il participa à cette lutte
52
contre l'envahisseur. Il commença par jouer les messagers entre
divers groupes de résistants. Puis de transports de messages il
passa au transports de munitions, d'explosifs et autres bricoles.
Il fit aussi connaissance d'une demoiselle, un peu plus âgée et
beaucoup plus délurée que lui. Elle le déniaisa et lui apprit
ainsi que se mélanger les sexes, n'était pas une chose
dégoûtante et que c'était même très agréable. Leur relation dura
peu de temps car elle trouva un garçon plus à son goût.
François fut autant déçu que soulagé : certes, cette demoiselle
lui avait donné bien du plaisir, mais il l'imaginait mal en mère
de famille. Et surtout il avait toujours en mémoire sa copine
Lili et avait l'impression de l'avoir trahi.
Il eut le plaisir de défiler dans les rues de Lorient, enfin libre,
avec ses compagnons de combat. Ce ne fut pas un défilé très
militaire, dans la mesure ou chacun portait ses habits de tous
les jours, certains boitaient et ne pouvaient marcher au
même pas que leurs camarades, ou les sabots côtoyaient les
gros godillots, les chaussures rafistolées et les godasses toutes
déformées. Un membre de l'état-major de l'armée régulière
avait fait remarquer qu'il serait préférable de donner à ces gens
un habillement et des chaussures plus corrects pour défiler.
Le chef des résistants refusa en disant: «les sabots étaient au
combat, ils seront à l'honneur Et il en fut ainsi. Ce jour
François portait une chemise et un pantalon rapiécés ainsi que
des espadrilles trouées, tandis que son grand-père, devant lui,
n'était pas mieux habillé et chaussé. C'est par cette anecdote
qu’il commença l'écriture de son premier livre quelques années
plus tard.
Comme à bon nombres de ses camarades de maquis, la France
reconnaissante lui offrit une belle médaille.
53
DIXIÈME CHAPITRE
DANS LA
MARINE NATIONALE
Maintenant, il fallait reprendre une vie normale et pour lui ce
n'était pas facile : il n'avait plus envie de retourner sur les
bancs du lycée pour passer sa deuxième partie de baccalauréat ;
il n'avait aucune expérience professionnelle, sinon briquer un
fusil, faire des tours de garde, préparer un explosif ou décoder
un message radio. Son brevet élémentaire aurait pu lui
permettre de concourir pour entrer dans une administration, ou
même devenir maître d'école. Mais, après cette aventure qui
avait duré quelques mois, il avait acquis une maturité certaine,
le goût du risque, l'absence de peur devant la mort, la confiance
en lui et surtout une expérience de la vie qui lui fut très utile
par la suite. Bien qu’ayant une bonne instruction il n'avait
aucune connaissance professionnelle suffisante lui permettant
de trouver rapidement un travail sérieux.
Son grand-père paternel lui avait tellement vanté les
possibilités d'apprentissage offertes par la Marine Nationale
qu'il s'engagea. Après un cours séjour dans un centre de
formation maritime, il suivi un stage de fourrier à Cherbourg,
54
puis fus affecté sur un navire char de la surveillance des
bancs de pêche de Terre Neuve. A Cherbourg, il avait appris
beaucoup de choses qui lui furent très utiles par la suite. Entre
autre se servir d'une machine à écrire en utilisant ses dix doigts.
Mais après quelques jours en mer il dut adopter très vite la
technique permettant de taper un texte quand la mer est
mauvaise, car en Atlantique nord elle l'est souvent. Tangage et
roulis l'incitèrent à n'utiliser que deux doigts. En effet, si la
lourde machine était était bien fixée sur le bureau, son chariot,
de même que le siège sur lequel François était assis, avaient
une tendance à appliquer la loi de la gravité. Le navire penchait
vers bâbord, le chariot suivait le mouvement, puis le navire se
redressait pour se pencher sur tribord, le chariot, bloqué par
un cliquet restait en mauvaise position. Le roulis n'avait aucune
influence néfaste sur la machine, mais pas contre son siège
s’obstinait à suivre tous les mouvements et allait de gauche à
droite, de droite à gauche, d'avant en arrière et d'arrière en
avant. N'ayant que deux mains pour contrôler la situation il
réussissait à taper son texte en utilisant qu'au mieux deux
doigts, au pire un seul, selon l'intensité des balancements. C'est
ainsi qu'il se shabitua à utiliser ses dix doigts et continua
ainsi par la suite. Ce qui ne l’empêchait pas d'écrire un texte
presque aussi rapidement qu'une bonne dactylographe.
Heureusement, il n’avait pas que cette seule activité de
comptable et de secrétaire. Entre postes de combat lors de
contrôle de navires et d'exercices, postes de manœuvre lors
d'appareillage ou d'amarrage, corvées de réceptions et
entreposages de vivres, d’habillements et autres marchandises
nécessaires à la vie à à bord il y avait de quoi s’occuper. Ce
travail lui plaisait tant qu'il passa les examens permettant de
monter en grade.
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Trois ans après son engagement il quitta sa tenue de quartier-
maître pour enfiler celle de second-maître. L'avantage était
important : solde augmentée, plus de responsabilités, mais, car
il y avait un mais, il était devenu trop gradé pour rester à bord
du navire sur lequel il était affecté et il n'y avait, pour l'instant,
aucun poste embarqué à pourvoir. En conséquence il dut être
affecté ailleurs et opta pour un poste en outre-mer. Il se
retrouva donc à la Réunion, dans un bureau de la base navale
de la Pointe des Galets dans la ville du Port.
Il pensa retrouver Lili dans cette île merveilleuse. Ce fut sans
succès.
À la fin de son engagement, comme on ne lui assura pas qu'il
pourrait être affecté sur un navire, il préféra réintégrer la vie
civile. Il ne se voyait pas continuer à travailler dans un bureau,
que ce soit en outre-mer, à Toulon, ou à Brest, il avait eu du
mal à rester à quai. Être embarqué lui manquait et voir de son
lieu de travail la mer sans pouvoir y naviguez-le rendait
malheureux.
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ONZIÈME CHAPITRE
RETOUR
A LA
VIE CIVILE
Il retourna à Paris chez ses parents. Son père, pendant sa
captivité, s'était lié d'amitié avec un journaliste, prisonnier de
guerre dans le me stalag que lui. Ils avaient de nombreuses
affinités, entre autre celle d'être venus jeunes s'installer à Paris,
dans le quartier de Pigalle, d'avoir fréquenté les mêmes lieux et
de connaître les moindres recoins de la Butte Montmartre. Ce
qui fit que, dès leur retour de leur longue détention, les deux
amis et leurs familles se fréquentèrent avec assiduité. Quand ce
journaliste, rédacteur en chef d'un journal parisien, apprit que
le fils de son ami cherchait du travail, il proposa à François de
se joindre à son équipe. Bien sûr, au départ la paye ne serait pas
mirobolante, il ferait plutôt un travail de grouillot, mais s'il
avait une bonne plume il pourrait passer de la rédaction
d'articles de faits divers banals à des sujets plus sérieux.
François accepta, et pendant quelques temps fut le garçon à
tout faire de la rédaction : aller chercher les cigarettes pour l'un,
57
changer le ruban de machine à écrire pour l'autre, et surtout
aller chercher les bières et les sandwichs à la brasserie du coin
pour toute l'équipe, furent ses premières approches du travail
de journaliste. Il rédigeait des papiers de peu d'intérêt : un
article sur les derniers films sortis, ou sur tout autre événement
peu intéressant pour un rédacteur chevronné. Mais il arrivait
aussi qu'il soit amené à écrire des articles plus importants à la
place de collègues absents.
Il n'avait que rarement la possibilité d'utiliser une machine à
écrire de la rédaction. Quand il y en avait une de disponible, à
peine François avait-il glissé une feuille de papier dans l'engin,
que son propriétaire en avait un besoin urgent. Alors, François
sortait d'une de ses poches un crayon et son Opinel que son
grand-père maternel lui avait offert en lui disant « Tiens gamin,
prends ça, un couteau c'est indispensable. Je m'en suis rendu
compte dans les tranchées, quand j'ai été appelé en 1916. C'est
un copain savoyard qui me l'a procuré. C'est pratique et
costaud ! ». Il taillait consciencieusement la pointe du crayon,
en pensant à ce grand-père aux conseils toujours utiles, prenait
une feuille de papier et écrivait son article. Lorsqu'il avait à
corriger un mot, une phrase ou un paragraphe il préférait
gommer plutôt que de raturer : il avait appris, pendant la
période de restrictions, lors de l’occupation, qu'il fallait
économiser et ne rien gâcher, C'était aussi un des conseil de
son aïeul. Il y avait tout de même un problème : François
écrivait si mal qu'il lui était très souvent difficile de se relire ; et
pour ses collègues c'était pratiquement impossible. De ce fait il
était devenu un grand spécialiste de la chasse aux machines à
écrire. Il était craint de tous les membres de la rédaction car il
était capable de, non pas voler, mais emprunter une machine
pour aller se cacher dans un recoin et taper son article.
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Un jour, par dérision ou pour s'amuser un peu de ce grouillot,
un journaliste lui offrit un taille crayon. Effectivement c'était
plus pratique, mais, constata François, le crayon s'use plus vite,
donc il préféra revenir à son ancienne méthode. Puis arriva le
jour il eut sa machine, non pas une machine confiée par
l'entreprise, mais sa machine, à lui seul. Ce même journaliste
qui lui avait offert le taille crayon la lui avait vendue en
précisant « Je viens de m'acheter une superbe machine à écrire,
portable et plus légère, j'aime pas jeter, alors fiston, si ça
t’intéresse je te la vend. Le prix : un paquet de cigarettes,
comme cela j'aurai l'impression d'avoir fait une bonne
affaire...et toi aussi. » Cette occasion, une Japy de 1935 n'avait
qu'un défaut, elle sentait la nicotine à plein nez. Son généreux
vendeur était un grand fumeur alors que François ne fumait
pas.
Peu à peu il fit son chemin et, grâce à son style, des
reportages lui furent confiés, tant et si bien qu'un jour il prit la
place d'un journaliste qui partait à la retraite. Il fut nécessaire
d'embaucher un nouveau petit jeune : se passer de grouillot
n'est pas évident !
Il pris du galon : ses articles étaient agréables à lire, bien
renseignés. De plus il n'hésitait pas à accepter de couvrir
n'importe quel sujet quelle que soit son importance. Un jour, le
rédacteur en chef lui demanda si il était intéressé par un poste
de correspondant de guerre en Indochine qui allait être vacant :
François accepta avec grand plaisir. Il avait gardé un bon
souvenir des quelques mois passé dans la poche de Lorient, ou
plutôt, il en avait oublié les mauvais. Aller à l'aventure, dans un
pays lointain, assister à une guerre, sans y participer
réellement, ne pouvait que lui plaire.
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DOUZIÈME CHAPITRE
UN
MERVEILLEUX VOYAGE
Ce fut pour lui une belle aventure qui devint merveilleuse à
partir de Djibouti. Après une nuit de voyage en train au départ
de Paris, il embarqua, à Marseille, sur le paquebot Cham-
pollion. Il avait du temps devant lui, il se lança donc dans
l'écriture d'un récit relatant de manière romanesque sa petite
expérience guerrière. Il avait emporté, dans ses bagages, sa
machine à écrire portable.
Bien sûr, entre Marseille et Djibouti il eut de quoi satisfaire sa
curiosité : longer la Corse, l'Italie, la Crète, puis traverser le
canal de Suez. Les escales étaient courtes, mais permettaient
d'entrevoir d'autres genres de vies. François aimait bien
regarder les manœuvres lors des départs et des arrivées dans les
ports ; cela lui rappelait son passé de marin. Il aimait aussi
assister aux débarquements et embarquements des passagers.
Bien lui en pris car, lors de l'escale à Djibouti, tandis qu'il
observait les nouveaux passager qui montaient à bord - des
60
touristes, des voyageurs de commerce ?- il aperçut une jeune
fille qui lui parue être la plus belle du monde. Elle était très
élégante dans son uniforme d'infirmière militaire. Elle
ressemblait à une actrice qui commençait à se faire un nom
dans le monde du cinéma. Ses cheveux bouclés, châtain foncé,
ses, yeux marron clair, son corps aux rondeurs agréables lui
confirmèrent qu'elle était effectivement la plus belle sur cette
terre. Et plus il l'observait, plus monta en lui un espoir. Non,
c'était impossible, incroyable! Et quand, de loin, leurs regards
des croisèrent et qu'elle lui sourit il eut la certitude que c'était
Liliane, sa petite copine Lili avec qui il avait vécu de nom-
breuses aventures dans le square du Sacré-Cœur. Elle aussi
l'avait reconnu. Ils se précipitèrent l'un vers l'autre et s'embras-
sèrent. François était heureux, il avait retrouvé Liliane, sa Lili,
son premier et seul amour, son grand amour. Elle aussi était
heureuse, elle avait retrouvé son François.
Inutile d'ajouter un paragraphe racontant ce moment de leur
retrouvaille : ce fut, certes, merveilleux et beau, mais cela vous
obligerait à sortir votre mouchoir, ou un gros paquet de
Kleenex, pour essuyer vos larmes de joie tellement ce fut
émouvant.
Le soir même il y eut dîner dansant. Il ne dansèrent pas. Elle
lui avait précisé qu'elle n'était pas passionnée par cette activité.
Cela tombait bien, François aurait aimé savoir danser, mais il
dansait si mal qu'il s'abstenait de pratiquer ce genre d'occu-
pation. Plutôt que de suer sur la piste ils préférèrent bavarder
en sirotant une boisson glacée et se racontèrent leur vie passée.
Un chapitre ne suffirait pas pour relater tout ce qui fut dit
pendant cette soirée. Sinon que Liliane s'était engagée comme
infirmière dans l'armée. Affectée en Indochine, elle avait fait
escale à Djibouti pour voir ses parents. Son père avait été muté
61
dans cette colonie à la fin de la guerre après son séjour à la
Réunion. Quand elle était en métropole, elle s'était rendue à
l'adresse de François. La concierge lui précisa que la famille
Kerwannec avait déménagé depuis quelques années pour
habiter dans un logement plus confortable et qu'elle n'avait pas
gardé la nouvelle adresse.
Un soir, accoudés au bastingage, François et Liliane
admiraient le coucher de soleil. Le spectacle était magnifique et
indescriptible tant les couleurs du ciel, de la mer et même de
ce disque qui passait du jaune lumineux au rouge foncé en se
noyant dans l'océan étaient changeantes. François se tourna
vers Liliane :
Ce spectacle est admirable et me semble irréel. J'ai
l'impression que le soleil est énorme. J'ai vu, il y a peu de
temps un film américain, un western il y avait un coucher
de soleil à la fin. C'était beau, et je me disais que ces Améri-
cains, avec leur Technicolor, ils exagèrent, on voit que c'est du
décor. C'est pas possible un soleil aussi gros.
Pourtant si, lui répondit Liliane. De chez mes parents,
quand nous étions à la Réunion, le soir, sous la varangue de
notre case nous pouvions voir la même chose, avec en plus les
champs de canne qui semblaient plonger vers la mer.
François reprit :
– Et maintenant que le soleil a disparu, je ne peux
m'empêcher de penser à un poème, que j'ai appris, et retenu car
j'aime me le réciter. « Je ne suis ni un routier, ni un capitaine, je
n’ai pas de rêve héroïque et brutal, je ne vais rien conquérir,
mais l'instant présent est approprié à ce que je ressens. Pour toi,
comme pour moi, ces étoiles ne sont pas nouvelles, et pourtant
j'ai l'impression de les découvrir. » Il continua:
62
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré …
Liliane reprit,
... Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
Elle ajouta, « les conquérants José-Maria de HEREDIA,
1842-1905 , tu vois nous aussi dans les colonies nous ne
sommes pas des sauvages incultes ». Surpris, François se
pencha vers elle, lui prit le visage entre ses mains et lui
murmura «c'est aussi dans tes yeux que je vois briller des
étoiles nouvelles. » Puis il l'embrassa d'un baiser qu'elle ne
refusa pas. Holà, lecteurs et lectrices, calmez-vous. Il ne se
passa rien de plus. Il est vrai qu'actuellement dans tout roman,
comme dans tout film il doit y avoir un passage érotique. Vous
vous attendiez à : «Il glissa lentement une main sous son
corsage, lui caressa un sein, tandis qu'elle vérifiait, d'une main
délicate la grosseur de son désir. Il lui mordilla un mamelon de
sein qui durcissait. Elle commença à baisser lentement la
63
fermeture Éclair de sa braguette…» Hé bien non, ce n'est pas le
genre de la maison ! Il ne faut pas imaginer des choses, ils
furent chastes. Ceci pour les raisons suivantes : d'abord, ils
n'étaient pas les seuls passagers accoudés au bastingage ou se
promenant sur le pont ; et puis surtout, n'oubliez pas que cela
se passait au début de la seconde moitié du vingtième siècle.
En ce temps les mœurs n'étaient pas les mêmes que
maintenant: le cœur avait plus d'importance que le sexe. Enfin,
un détail très important : en ces temps lointains les braguettes
se fermaient avec des boutons et non avec une fermeture
Eclair! Après cette petite leçon de morale, reprenons. François
et Liliane regagnèrent leurs cabines respectives, se couchèrent
sagement et s'endormirent en pensant à ce bel instant qu’ils
venaient de vivre. Jusqu'à la fin du voyage ils passèrent
beaucoup de temps ensemble. Quand ils ne se promenaient pas
sur le pont, elle l'aidait à écrire son roman en relisant ses
copies, ou bien, tranquillement allongés sur un transat, ils
refaisaient le monde. Autant pour lui que pour elle ce fut un
merveilleux voyage.
64
TREIZIÈME CHAPITRE
LE SUCCÈS
ET
LE MARIAGE
Pendant leur séjour en Indochine ils finirent par constater
qu'ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre, comme
lorsqu’ils étaient gamins. Pourtant, ils étaient souvent séparés :
quand François était en reportage sur une zone de combat,
Liliane n'était pas toujours en mission dans un poste médical
dans la même région.
Il avait envoyé le manuscrit de son roman à son patron qui le
trouva assez valable pour le soumettre à l'un de ses amis
éditeur. Ce dernier, agréablement surpris à la lecture de ce récit,
proposa un contrat d'édition à François qui, bien sûr, s'empressa
de le signer. Cela ne se passa pas rapidement, car entre Paris et
Saïgon il y a une bonne distance, et même envoyés par avion, à
cette époque, les courriers mettaient du temps à parvenir à leurs
destinataires.
Enfin, le jour arriva François eut entre les mains un
exemplaire de son premier livre. Puis celui il eut entre ses
65
mains le premier chèque envoyé par son éditeur. Peu de temps
après il demanda si Liliane voulait bien l'épouser. Elle
n'attendait que cela. Alors, François fit les choses comme on les
faisait en ce temps : il écrivit à ses futurs beaux-parents pour
leur demander la main de leur fille et informa ses propres
parents. Ils profitèrent d'un court séjour en métropole pour se
marier à la mairie et remirent à plus tard leur mariage religieux
à Djibouti, dans la famille de Liliane comme il était de bon ton
de le faire en ce temps ! Ne pas passer à l’église, ce n'est pas
être mariés.
Donc, ils se marièrent, ne furent pas toujours heureux et
n'eurent que deux enfants. Car la vie ce n'est pas comme dans
les contes de fées le prince charmant et sa belle coulent des
jours heureux et peuvent se permettre d'avoir une palanquée de
mômes dans la mesure ils ont une domesticité suffisante
pour s'en occuper. François n'était pas un prince, mais en tant
que correspondant de guerre il gagnait bien sa vie. De plus, son
premier ouvrage, ayant été apprécié et par les critiques et
surtout par les lecteurs, lui rapporta des droits d'auteur
substantiels. En conséquence, Liliane, une fois son engagement
terminé ne rempila pas et devint, en plus de femme au foyer,
secrétaire de François qui s'était lancé dans l'écriture de son
second récit.
Celui-ci fut encore plus apprécié par les critiques et les
lecteurs, mais le fut moins par les politiciens, les affairistes et
la gent militaire car il décrivait ce qu'il avait tous les jours sous
les yeux en Indochine : la corruption, les trafics de tous genres
et l'incompétence de l'état-major. Il annonçait que la perte de
cette colonie serait inéluctable si les politiciens et les hommes
d'affaires continuaient à vouloir s'enrichir malhonnêtement et si
les militaires s'obstinaient dans leur stupidité. Il se retrouva
66
rapidement rejeté du beau monde de la société de Saïgon et fut
même menacé de mort. Il n'insista pas et retourna en France
d'où il assista, peu de temps après, à la défaite de l'armée
française et au retour piteux de ceux qui l'avaient rejeté,
méprisé et menacé.
Comme il avait appris qu'il n'est pas toujours bon de dire la
vérité, il se lança dans l'écriture d'un roman de science-fiction.
Il était sûr de ne pas se voir menacé par les personnages qu'il
avait crées : les habitants d'une planète située à quelques
millions d'années lumière de la terre ne liraient certainement
pas son livre, et si c'était le cas ils mettraient du temps avant de
venir lui faire des reproches ! C'est ce qu'il expliqua, lors d'une
interview. Pourtant il eut droit à de nombreuses critiques :
c'était un roman à clef, les personnages et les situations
étaient transposés dans un autre univers. Ainsi, par exemple le
vieillard dirigeant la fédération des états de la planète était
Franco pour les uns, Staline pour les autres ; même le roi
d'Angleterre, de Gaulle, Nasser et de nombreux chefs d’États
furent cités comme étant ce président rusé, malfaisant.
François fut assez dépité par ces réactions. Il avait inventée
une histoire qui n'était absolument pas basée sur des faits réels
et ne s'était pas attendu à ce que certains aient pu penser que
c'était une description critique de notre civilisation. L'avantage
de tout cela fut que cet ouvrage battit des records de vente, ce
qui était loin de déplaire à son auteur. Par contre il se promit de
ne plus écrire de de science-fiction.
Ses succès littéraires et les revenus qui en découlaient ne
l'avaient pas détourné de son premier métier, le journalisme. Il
fut donc amené à partir en Algérie comme correspondant de
son journal un nouveau conflit débutait. François écrivit,
toujours sous forme de roman, un constat plutôt positif sur ce
67
qu'il voyait en Algérie. Enfin les autorités militaires avaient
compris comment mener les combats contre les rebelles ; enfin,
les autorités civiles avaient compris comment traiter et
respecter la population autochtone, surtout après le départ de
certains riches colons qui s'étaient empressés de quitter le pays,
comme des rats quittant le navire, et n'étaient donc plus pour
exploiter la population indigène. L'Algérie devenait, enfin, ce
qu'elle aurait être depuis sa conquête, une terre française,
telle l'Auvergne ou la Bretagne liberté, égalité et fraternité
ne sont pas que des mots destinés uniquement à une petite
partie de la société.
François et Liliane envisageaient de s'installer définitivement
dans ce pays qu'ils aimaient. Ils avaient même prévu d'y
acheter ou d'y faire construire une maison. Leurs moyens leur
permettaient, car un producteur de cinéma américain avait
acheté les droits du roman de science-fiction de François. Le
film eut un succès mondial. François, ayant eu l'intelligence
d'investir une partie de ses droits d'auteur dans le financement
de la production, perçoit toujours et régulièrement des droits
sur ce film qui continue à être diffusé dans le monde sous
toutes les formes possibles : projections, passages à la télé-
vision, cassettes et DVD, sans compter les produits dérivés tels
que séries télévisées, bandes dessinées, figurines des
personnages, etc. Seulement, la vie n'est pas un conte de fées,
et le même général qui avait servi la France libre estima qu'il
était préférable de céder à l'opinion internationale, d'anéantir
les efforts militaires et civils investis et de trahir son pays en
bradant l'Algérie. C'est avec tristesse que François et sa petite
famille quittèrent ce beau pays.
De retour en métropole ils assistèrent, dégoûtés, à tout ce qui
suivi et qu'ils estimaient être un manque de loyauté et d'hon-
68
nêteté de la part du gouvernement : l'obligation pour les Pieds-
noirs de fuir un pays dont ils avaient fait la richesse ; l'abandon
des Harkis dont beaucoup furent massacrés - qui avaient cru
en ce fameux général. Et plus grave, l'arrivée au pouvoir, à la
tête de ce nouvel état, de gens qui, comme certains anciens
colons, étaient plus porté à s'enrichir qu'à enrichir le pays.
François quitta le journalisme et continua son activité
littéraire. Il eut toujours autant de succès qu'à ses début, de
sorte que François et Liliane n'avaient plus de crainte
concernant leur avenir financier.
69
QUATORZIÈME CHAPITRE
LE MANOIR
Le désir du couple était de s'installer, avec leurs deux enfants,
dans un coin tranquille : la vie à Paris, même dans un grand
appartement, surtout situé dans un quartier chic, ne leur
convenait pas. Peu de temps après leur retour d'Algérie une
opportunité se présenta. Non loin de Champy une propriété
était en vente. Sise (comme disent les notaires) en bord de
rivière. C'était une villa qu'un industriel, assez riche
(Remarquez que les pauvres industriels sont très rares), avait
fait construire après la première guerre mondiale. Le bâtiment
était beau, dans le style des villas que l'on rencontre dans les
stations balnéaires. Avec ses trois étages il était spacieux, bien
aménagé avec tout le modernisme de cette époque. Le terrain,
sans être immense contenait tout même deux autres construc-
tions, l'une pour loger les gardiens, l'autre servant de garage, un
cours de tennis, une serre, un petit verger, un jardin
légumes et fleurs poussaient à merveille. Au bord de la rivière
une barque et un canoë, accostés à un petit embarcadère,
étaient prêts pour de paisibles balades sur l'eau. Tout ce qu'il
70
fallait à François et Line pour être satisfaits. Bien que ce ne fût
pas un manoir, François s'obstinait à toujours utiliser ce terme
pour parler de son lieu de résidence. Quant à Liliane, elle
l'appelait la case, comme elle en avait pris l'habitude lors de
son séjour à la Réunion, où, quelle que soit la grandeur de la
maison, simple cabane ou grande villa, c'est toujours une case.
Par contre, elle parlait d’habitation quand elle désignait
l'ensemble de la propriété, maison et terrain.
François et Liliane auraient eu du mal à gérer l'habitation
seuls. Certes, François était assez habile de ses mains pour
jardiner et bricoler, de même que Liliane était une excellente
ménagère. Mais la tâche était lourde. Donc ils gardèrent à leur
service le couple employé par les précédents propriétaires,
Maurice et Amélie. Ils étaient bretons, lui, de taille moyenne,
costaud, le teint clair, les yeux bleus, les cheveux châtains et le
visage amène rassurait par son aspect calme et avenant. Elle,
petite et ronde brunette, aux joues rouges, aux yeux marron
était aussi agréable que son mari. Ils s'étaient rencontrés sur
leur lieu de travail : un hôtel restaurant d'un petit port près de
Lorient. Maurice était serveur, barman, homme à tout faire.
Pendant son service militaire, dans la Marine Nationale, il avait
été affecté en tant que maître d'hôtel à bord d'un croiseur. A sa
libération il avait été embauché dans cet hôtel-restaurant
Amélie secondait le patron et la patronne de l'entreprise. Ils se
fréquentèrent tant et si bien qu'ils se marièrent. Leurs patrons
désirant prendre leur retraire vendirent leur fonds de
commerce. Maurice et Amélie, ne s'entendant pas avec les
nouveaux propriétaires, décidèrent de changer d'air. Il
répondirent à une petite annonce d'un Parisien qui cherchait un
jeune couple pour s'occuper de sa résidence secondaire et se
retrouvèrent au manoir. Quelques mois après leur embauche
71
leurs employeurs décédèrent dans un accident d'avion. Les
héritiers leur laissèrent en main l'entretien, la gestion du
domaine et le soin de faire visiter les lieux aux éventuels
acheteurs
Avant d’emménager, François et Liliane se rendirent à
plusieurs reprises au manoir. Ils firent plus ample connaissance
avec ce jeune couple qui leur plut. L'entretien des lieux, autant
à l'extérieur qu'à l'intérieur, démontrait leurs capacité
professionnelle. Ce qui les charma aussi fut l'impression
d'honnêteté et de simplicité qu'ils dégageaient ; ils étaient
déférents mais pas obséquieux. Et puis, ils étaient bretons, ce
qui plaisait à François, lui qu'il ne l'était qu'à moitié. Enfin,
Maurice, comme lui, avait servi sur un navire de la Royale
(c'est à dire Marine Nationale), donc il ne pouvait être qu'un
homme bien. Le seul bémol était que François et son épouse
n'aimaient pas le rôle de patrons. Être servi et avoir à donner
des ordres leur déplaisaient fortement. Après une semaine de
présence au manoir, ayant l'impression de ne pas être chez eux
mais dans un hôtel à cinq étoiles, ils instaurèrent leurs règles.
D’abord, Maurice et Amélie étaient embauchés avec un
nouveau contrat, des gages plus élevés, plus de responsabilités,
un budget à disposition afin de pouvoir assumer de nouvelles
charges c'est à dire acheter à leur convenance ce qui leur était
nécessaire, embaucher du personnel... En résumé gérer leur
travail à leur manière en étant leur propre maître. Ensuite, plus
de Monsieur ou Madame, mais François et Liliane. Et enfin, ne
plus prendre leurs repas dans la cuisine, mais ensemble, en
famille, cela même pendant leurs jours de repos, s'ils le
désiraient, car ils étaient libres. Maurice et Amélie, un peu
embarrassés au départ, constatèrent que cette manière de vivre,
qui leur convenait, était loin d'être désagréable. Et, lorsque
72
François et Liliane avaient des invités, ils les présentaient
comme leurs cousin et cousine.
Plus le temps passait plus les liens se resserrèrent.
D'excellents amis ils devinrent comme les membres d'une
même famille, avec ses joies et ses peines partagées. Et si
François et Liliane finirent par tutoyer Maurice et Amélie, ces
derniers n'osèrent jamais, était-ce par respect ?
Donc, la vie s'écoulait, pas toujours paisiblement, au manoir.
Il y eut, comme pour tout le monde, des grands moments de
tristesse : pertes des grands-parents, des parents, de parents
plus ou moins proches et d'amis. Mais aussi d'autres événe-
ments heureux.
François et Liliane fréquentèrent, à petite dose, le grand
monde, qui pour François n'offrait que l'intérêt de côtoyer et
ainsi observer cette faune dont il tirait les personnages et les
sujets de ses écrits. Ils préféraient la compagnie de gens plus
simples, mais au combien plus sympathiques, comme leurs
chers Maurice et Amélie. François accepta de participer à des
émissions de radio et de télévision, et comme il n'abandonnait
pas son humour mordant, et très souvent corrosif, lors de ces
entretiens autant plaisait-il aux auditeurs et aux téléspectateurs,
qu'il déplaisait à la majorité des gens de la haute société. En
réalité, il donnait plus d'importance à sa vie familiale, à son
travail d'écrivain, au bricolage et au jardinage. Il évitait, dans la
mesure du possible, de se retrouver, un gâteau sec dans une
main, un verre de champagne dans l'autre, dans ces cocktails,
entre un ministre, un avocat, un économiste et une comédienne
à la mode, l'on s’ennuie comme un rat mort (il aimait cette
expression qui, disait-il, résumait parfaitement la situation). La
solution qu'il avait trouvée, pour ne pas être invité à ces
réceptions, était de formuler quelques réflexions, fort polies,
73
mais très désobligeantes envers certains invités dont le passé
lui paraissait douteux. Par exemple, il demanda à un éminent
homme politique, pourquoi il ne portait pas à la boutonnière la
décoration qui lui avait été remise à Vichy par Pétain pour
services rendus. Grâce à ce genre d'intervention Liliane et
François furent tranquilles pendant un certain temps : ils
n'eurent plus à se mettre aussi souvent en grande tenue pour
aller s'ennuyer en compagnie du beau monde, car les
invitations devinrent, heureusement, rarissimes.
Bien que la vie ne soit pas un conte de fées, sa fille rencontra
un prince charmant (ou duc ? François était incapable de se
souvenir du titre de son gendre, et Liliane en avait assez de le
lui rappeler !). Ainsi, François et Liliane furent, de temps à
autre, obligés de fréquenter la haute, la très haute société, celle
où l'on s’ennuie beaucoup plus, et plus longtemps que dans une
réception chic du gratin parisien. Avec son épouse ils l'avaient
pourtant bien élevée cette enfant, pas trop de religion, une
bonne éducation, des études sérieuses et utiles. Elle avait
obtenu son diplôme de docteur en pharmacie ; il ne restait plus
qu'à acheter un fonds de commerce ; papa et maman avaient les
moyens ! Mais voilà, la vie réserve bien des surprises.
74
QUINZIÈME CHAPITRE
SURPRISES !
L'une des surprises, le désagréable se mêle à l'agréable,
arriva à cause ou grâce à leur fils aîné. Lui aussi avait été bien
éduqué. Il avait suivi des études artistiques, il avait suffisam-
ment de talent pour devenir un peintre renommé - être fils à
papa aide énormément - mais il se voyait mal en artiste peintre
et préféra ouvrir une galerie de peinture ; papa et maman eurent
les moyens de l'aider dans cette entreprise. Trois ans après le
fils eu la fierté de restituer à ses parents la mise de fonds qu'ils
lui avaient, non pas prêtée, mais donnée et les informa qu'il
allait ouvrir une galerie à New York. Dans cette galerie on n'y
trouverait pas que des tableaux mais aussi des meubles et
autres objets provenant du vieux continent.
Par la suite il ouvrit plusieurs galeries brocantes dans les
villes les plus florissantes des États-Unis. C'est lors de l'inau-
guration du magasin de Los Angeles, François, Liliane, leur
fille ainsi qu'Amélie et Maurice, avaient, été invités que se
produisit l'imprévisible. Un nombre impressionnant de célé-
brités de toutes sortes participait à cette petite fête : artistes,
75
acteurs, hommes politiques, hommes d'affaires, enfin, tout le
gotha présent et disponible ce jour là à Los Angeles. Dans cette
assemblée était présent un jeune homme, disons même un très
beau jeune homme, qui avait pour particularité d'être le fils
cadet du monarque du Monti-Luxendorf.
Ce qui, pour François, n'aurait pas arriver arriva ! Le frère
présenta sa sœur au beau jeune homme qui eu le coup de
foudre pour cette belle jeune fille. Le problème est que ce fut
réciproque. Les deux jeunes gens se revirent très souvent (en
tout bien tout honneur, la preuve en est qu'aucun paparazzo ne
trouva nécessaire de braquer son appareil photo pour épier
leurs faits et gestes). Ils se fréquentèrent si assidûment qu'ils
décidèrent de se marier.
En premier, cela consterna François et Liliane qui, ayant eu du
mal à s’affranchir des mondanités, se crurent obligés de
fréquenter un milieu encore plus huppé. Ce n’était pas qu’ils
mésestimaient la noblesse mais plutôt qu’ils craignaient de
subir les contraintes d’un protocole rébarbatif. Lors de récep-
tions ils avaient eu l’occasion de converser avec quelques un de
ces personnages au nom à rallonge. François les avait classés
en trois catégories : les nobles qui se targuent de l’être, ceux
qui ne le sont pas mais prétendent l’être. En général les
membres de ces deux catégories ont tendance à bien préciser
que le deʺ de leur nom est à écrire en lettres minuscules et
qu’ils sont ducs, comtes, barons, marquis, ou autres titres
ronflants. En revanche, il y a ceux qui ne s’affichent pas et sont
de vrais nobles.
De plus, quand François apprit qu’il fallait s’adresser au futur
beau-père de sa fille en l’appelant son excellentissime sérénité,
il en fut très inquiet : dans quel milieu allait tomber sa fille ?
N’allait-il pas éclater de rire lorsqu'il serait amené à saluer ce
76
personnage ? Mais, après tout, François et Liliane estimèrent
que leur fille était libre de son choix. Par contre, cela ne
consterna pas les parents du dit jeune homme qui n'avaient rien
contre la roture, bien au contraire.
La première rencontre avec les futurs beaux parents de leur
fille fut aussi agréable que surprenante. Un jour, ils reçurent un
appel téléphonique émanant du palais de ses excellentissimes
sérénités qui désiraient rendre visite à François et Liliane pour
une affaire de plus haute importance concernant les deux
familles.
Que les parents du jeune prince veuillent rencontrer les
parents de la petite amie de leur fils leur parut normal. Ils en
auraient fait autant s'ils n'avaient craint de s'immiscer dans la
vie privée de ces jeunes gens qui étaient majeurs. Ils commen-
çaient à bien connaître l'amoureux de leur fille : il venait
souvent chez eux, de même que leur fille était souvent reçue
dans la famille du prince. François appréciait ce jeune homme,
d'autant plus qu'il ressemblait à un camarade de maquis qu'il
avait connu pendant son séjour dans la poche de Lorient.
La rencontre se passa un bel après midi de printemps.
François et Liliane s'étaient mis sur leur trente et un, ainsi que
Maurice et Amélie qui s’apprêtaient à jouer, pour une fois, les
serviteurs stylés. Tous s'attendaient à voir arriver les deux
invités dans une voiture de grand luxe. Erreur, ce fut une
berline toute simple d'où sorti le chauffeur qui alla ouvrir la
portière droite avant à une élégante dame. François se fit une
réflexion : non seulement ce chauffeur n'a pas de casquette, il
est habillé de manière décontracté, mais surtout j'ai
l'impression de le connaître. De même Liliane pensa : elle est
habillée très simplement cette dame; il me semble l'avoir déjà
vue. Étaient-ce des envoyés de ses excellentissimes sérénités ?
77
En tout cas il n'y avait personne d'autre dans le véhicule !
Si au Vatican il se passe un tas d’événements, de même qu'à
Monaco et beaucoup moins au Luxembourg, rien n'incitait le
dérangement d'une meute de journaliste vers le Monti-
Luxendorf. De ce fait, François et Liliane n'avaient jamais vu
en photographie, au cinéma, à la télévision, dans un journal ou
un magazine les parents du petit ami de leur fille. Leur nom
était rarement cité lors de mariages ou d'enterrements de grands
de ce monde, et, quand ils apparaissaient sur une photo ou une
vidéo c'était au dernier rang, à peine reconnaissables. Donc il
est très compréhensible que François et Liliane n'aient pas
reconnu dans ces deux arrivants, qui s'avançaient, souriant,
vers eux, les futurs beaux-parents de leur fille. L'homme pris
d'office la parole .
– Bonjour François, tu dois te souvenir de moi...
Rodolphe, le petit prince ! Quelle surprise, donc tu es
vraiment prince ? Je croyais que c'était un surnom qu'on t'attri-
buait à cause de ta prestance, de ton langage raffiné et de tes
bonnes manières.
Je suis bien prince, François. Mais, nous parlerons du
temps passé, du côté de Lorient, après les présentations. Je suis
bien Rodolphe, surnommé le petit prince. Mais en réalité mon
identité exacte est : Rodolphe, Valdemar, Igor, prince et duc de
Monti-Luxendorf, comte de Burgadie, connétable de Vixandie
et je te passe mes autres titres. Voici mon épouse, la princesse
Victorine, duchesse de... aussi je te passe la suite. Une
précision : Victorine, née Bérruche, a vu le jour dans le quartier
de Ménilmontant à Paris.
Cette dernière pris la suite de son mari.
– Quant à moi, Liliane tu m'as reconnue, je le vois à ton
grand sourire. Je suis bien cette Victorine, infirmière dans la
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même équipe que toi en Indochine.
Vous comprenez pourquoi nous ne sommes pas venus
en grande tenue. Comme on dit : nous avons gardé les cochons
ensemble, reprit Rodolphe.
Liliane et François proposèrent de continuer leur conversation
sous un vieux cerisier qui servait de salle à manger, salon,
bureau, enfin un endroit il est agréable de s'installer à l'abri
des ardeurs du soleil quand la météo le permet et, aussi, quand,
au temps des cerises, les merles et autres volatils ne se battent
pas comme des politiciens en quête de mandat avant des
élections. Maurice et Amélie s'étaient éclipsés, considérant
qu'ils n'avaient pas à se mêler à cette réunion très familiale.
Une fois installés dans de confortables fauteuils en osier, sous
ce magnifique cerisier, François engagea la conversation.
C'est tout de même extraordinaire de se revoir
maintenant. Enfin, le plus extraordinaire c'est que non
seulement nous deux nous avons vécu une sacrée aventure
ensemble, qu'il en est de même pour ton épouse et la mienne et
qu'en plus nos enfants se fréquentent !
Nos enfants se fréquentent, c'est exact, continua
Rodolphe. Et c'est justement à ce sujet que nous sommes venus
vous rendre visite. Mon gamin aime ta gamine, qui, elle même
aime mon gamin. Ils font un couple charmant. Mais, vous
deux, êtes vous d'accord pour les marier ? François, j'ai entendu
parler de ton aversion envers les gens de la haute société, alors
marier ta fille à un prince...
– Notre fille fera ce qu'elle voudra, interrompit Liliane.
Tant mieux, donc à toi de faire la demande,dit
Victorine en s'adressant à Rodolphe.
Rodolphe pris un air sérieux, même protocolaire, en
s'adressant à François et Liliane :
79
– Monsieur et Madame Kerwannec, mon épouse et moi
vous demandons la main de votre fille Francine pour notre fils
Edmond.
Nous acceptons, confirmèrent Liliane et François
d'une seule voix.
Alors, c'est réglé ! Vous ne vous attendiez pas à
tomber sur de vieilles connaissances, alors vous vous êtes dit :
nous allons passer un moment d'ennui mortel avec ce prince et
cette princesse qui ne sont pas du même monde que nous, donc
faisons classique. En conséquence vous avez prévu de servir du
thé ou du café avec des petits gâteaux secs, c'est ce que je
constate en regardant ce qu'il y a sur cette table de jardin. Ce
disant Rodolphe se leva, se dirigea vers sa voiture garée un peu
plus loin et revint en tenant une bouteille de champagne. Quant
à François, il alla demander à Maurice et Amélie de se joindre
à eux et d'apporter des coupes, car le champagne ne se boit pas
dans une tasse. Il les présenta à Rodolphe et Victorine, non pas
comme ses domestiques, mais comme des membres de sa
famille.
Tout en grignotant des boudoirs et en buvant ils parlèrent du
temps passé. Rodolphe raconta comment il avait été amené se
retrouver dans la poche de Lorient, puis en Indochine. Il donna
aussi un petit cours d’histoire sur Monti-Luxendorf et
pourquoi cet état est si méconnu. « Mon pays n'est pas très
grand, expliqua t-il, nous avons une tout petite armée, mais
dans notre famille un des enfants du prince doit impéra-
tivement avoir une formation militaire. Ce fut moi qui eut ce
privilège. Je dis bien privilège, car mon frère aîné étudier
les sciences économiques, politiques et tout un ensemble de
matières aussi pénibles à apprendre, ce, dans une université
allemande. Moi, je fus envoyé dans une école militaire
80
anglaise. C'était beaucoup plus agréable, malgré une discipline
très ferme. J'étais donc en Grande-Bretagne quand la deuxième
guerre mondiale commença. Comme la Suisse, notre pays ne
fut pas envahi par les Allemands. Nous sommes un pays neutre.
Mon père disait qu'en principe, un pays neutre est un pays
qu'aucun puissant de ce monde ne veut voir disparaître : on
protège son coffre fort, on ne le détruit pas. Mais, cet Hitler
avait des idées tellement extravagantes que cela incitait à être
prudent. Il me conseilla de rester en Angleterre, car, pensait-il,
les théories nazis n'étaient pas sérieuses, plutôt dangereuses, et
que ces abrutis étaient capables de faire n'importe quoi , donc il
était nécessaires de les combattre. C'est avec plaisir que je suivi
ce conseil : je restai en Grande-Bretagne pour participer à la
lutte contre le nazisme.
Parlant aussi bien l'anglais que le français, l'allemand, l'italien
et quelques autres langues je fus engagé dans l'armée de sa
majesté le roi d’Angleterre. Je tiens à préciser que ma mère est
d'origine anglaise et même ajouter que dans mes veines coule
du sang de presque toutes les dynasties royales d'Europe et de
Russie. Mon père affirmait que s'il y avait autant de tarés dans
les familles royales et princières c'était à la consanguinité.
Moi, je pense qu'il disait cela parce qu'il voulait se justifier
d'avoir épousé la fille d'un gentleman farmer.
J'effectuai des missions auprès des divers maquis de France,
de Hollande et de Belgique. J'étais chargé de former des
opérateurs radio, de préparer des parachutages, enfin en
quelque sorte m'occuper de ce qu'on appelle maintenant la
logistique. Au moment du débarquement j'étais en Bretagne, et
j'ai été amené à m’intégrer à un groupe de maquisards, celui de
ton grand-père. »
Quelques temps après cette surprenante rencontre les
81
fiançailles eurent lieu chez François et Liliane. Puis le mariage
fut célébré au Monti-Luxendorf. Ces deux cérémonies
n'attirèrent par une nuée de journalistes : les médias avaient
mieux à se mettre sous la dent. Il est vrai que les frasques
d'hommes politiques ou les coucheries entre célébrités sont
plus croustillantes et vendeuses que l'union de ces deux jeunes
gens pratiquement inconnus du grand public.
François et Liliane se croyaient à l'abri des mondanités ; en
effet, comme eux, Son Excellentissime Sérénité, le prince
Rodolphe et son épouse préféraient les réunions entre amis et
parents aux réceptions protocolaires. Mais cela ne dura que
peu d'années, car Rodolphe décéda, laissant son trône à son
successeur, le frère aîné d'Edmond. Le successeur de Rodolphe
n'était pas réservé mais plutôt très enclin à se faire remarquer, à
l'inverse de ses parents, lui, il aimait parader, se faire valoir,
car il avait de nouveaux projets pour le Monti-Luxendorf : le
faire connaître par tous les moyens. Entre autre, avoir dans son
entourage le plus de lébrités, comme le père de l'épouse de
son frère, cet éminent romancier, ainsi que le fils de ce dernier
et tous autres personnages renommés qu'il faut fréquenter si on
veut être à la mode (branché ou in, comme on dit de nos jours).
François et Liliane ne pouvaient faire autrement que de
répondre aux sollicitations qu’entraîne cette trop grande
notoriété. Bien sur, ils appliquaient leur ancienne tactique en
s'arrangeant, par un comportement désagréable, à ne plus être
invités aux cocktails, premières de spectacle, inaugurations et
autres réceptions. Seulement, cela avait une limite, celle de ne
pas arriver à être considérés par leurs enfants comme des
solitaires. Donc ils cédaient tout de même à certaines
sollicitations et en refusaient d'autres en prétextant des
problèmes de santé.
82
Mais il y eu encore pire ! Son excellentissime Sérénité se tua
dans un accident de voiture, bêtement, en roulant à cent vingt
kilomètres heure sur une route de montagne du Monti-
Luxendorf, prouvant ainsi que les limitations de vitesse ne
sont pas faites que pour le commun des mortels. Comme il était
célibataire et sans descendance François et Liliane se retrou-
vèrent les parents d'une fille, mariée à une "excellentissime
sérénité", et devenant ainsi, elle aussi une "Excellentissime
Sérénité". Ils furent donc obligés de faire avec.
83
SEIZIÈME CHAPITRE
LES PREPARATIFS
Revenons à l'écrit destiné à son projet : passer de vie à trépas.
Il devait être assez provocant pour encourager certains, ou
plutôt le maximum de gens, à le faire passer dans l'autre
monde. Il tira de ses archives quelques nouvelles et ébauches
de récits propres à être utilisées dans ce but. Il retrouva, aussi,
un sonnet qu'il avait écrit il y a fort longtemps. Un devoir de
français quand il était au lycée en troisième. Il le lu avec
émotion et nostalgie. Il constata, aussi, qu'en ce temps il écri-
vait de façon à ce que l'on puisse le lire sans effort. Bien sûr ce
poème n'avait rien d'offusquant, pourtant il décida de l’insérer
dans son recueil de nouvelles. Au début, à la fin ? Voici la
copie qu'en fit François en s'appliquant de son mieux pour
écrire, avec patience et difficulté :
84
Valse
Dans son bel uniforme, un grand sabre au côté
D'allure élégante, l'officier d'ordonnance
Danse et il tourne vire et valse avec prestance
Il a déjà oublié la victoire et le traité
Timide et rougissante, elle est toute en beauté
C'est son premier bal ! Pour garder la cadence
Son brave cavalier la mène avec aisance.
Ce tourbillon rythmé la met bien en gaîté.
Les gais violons chantent, la cithare plaisante,
Les flûtes sifflotent, la musique est grisante.
Sous le ciel étoilé le fier Danube bleu
De son œil bienveillant regarde danser Vienne
Et roule dans ses flots des deux danseurs heureux
Le joli sourire dans la très longue plaine.
85
Il était loin d'être parfait ce poème, mais il y tenait !
Puis il fit le tri pour trouver les sujets qui fâchent suffisam-
ment pour pousser au crime. Il fit une liste alphabétiques des
domaines qui pourraient exaspérer sérieusement les lecteurs
concernés jusqu'à aller lui en vouloir à mort et mettre à
exécution ce désir de meurtre. Comme il avait déjà assez peiné
pour transcrire le sonnet il tapa sur sa machine à écrire, sa
bonne vieille Japy, cette liste, avec des annotations.Voici le
début de ses cogitations qui servirent de base pour la suite de
son travail :
A : amour, argent ? Non, certes, on tue pour
cela, mais pas suite à la lecture d'une nouvel-
le. Avocat , à mettre dans mafia.
B : banditisme, Le banditisme, avec ses
multiples activités, prostitution, trafics de
drogues, contrebande et autres activités plus
profitables aux maffieux qu'aux simples ci-
toyens , à classer dans mafia.
C : communisme. grand risque., non, en voie
de disparition.
Corse, sujet possible, mais ils ne se tuent
qu'entre eux et ne font que des dégâts maté-
riels en ce qui concerne les métropolitains.
D : drogue, aussi à classer dans mafia.
E : Eglise. A mettre dans religion, et
pourquoi pas maffia
F : Fisc. Non, pas de risque de se faire
tuer, mais risque d'un contrôle fiscal dont le
86
résultat serait négatif mais ferait perdre du
temps à l'administration et à moi-même.
G : gangster, à classer dans maffia.
H : homme politique, sujet très sensible,
mais qui comme « avocat » ne présente pas un
danger mortel, à caser dans maffia ?
I : Islam. A classer dans religion, secte et
même maffia ?
J : Journaliste. Je ne peux pas attaquer
mes confrères puisque je le fut longtemps. Mais
certains seraient à classer dans la catégorie
des emmerdeurs.
K : ku klux klan : aurait dû être classé
dans connerie. A étudier sérieusement.
L : Rien trouvé.
M : Maffia : là il y a de quoi faire. Mili-
taires ?
N : Notaires. Pas toujours honnêtes (comme
Avocats). Dangereux pour le moral pas pour la
vie.
O : Connerie. Existe partout.
P : politique. matière intéressante à abor
aborder. Peut-être dangereuse pour ses adep-
tes : par exemple avec ses membres suicidés au
bord d'un canal, dans un ruisseau ou dans un
bureau du palais présidentiel, serait une
matière intéressante à aborder. Étudier ceux
qui ont été suicidés.
87
Q : Rien trouvé
R : Racisme, religions (à classer dans
secte). Il est banal de dire que les religions
sont à l'origine de nombreux crimes, mais, mal-
heureusement, c'est pourtant vrai.
S : Sport. A éliminer : pas de connaissance
en la matière, pas d'intérêts, sinon que certai-
nes pratiques sportives se rapprochent assez
du banditisme, voir de l'esclavagisme : quand
un club de football transfère un joueur à un
autre club, n'est ce point un trafic d'être hu-
main ? Rares seront les supporters capables de
lire et comprendre mes écrits.
Sécurité sociale : voir trou.
T : Trou: depuis de très nombreuses années
on nous rabâche que la Sécurité Sociale est en
déficit. On parle d'un trou financier que les
cotisations n'arrivent pas à combler ! Donc,
nouvelles taxes, augmentations, et autres
nouveautés fiscales sont créées pour régler le
problème, sans succès d'ailleurs. Mais, réflé-
chissons, si on n'arrive pas à combler un trou,
c'est qu'il est sans fond. Cela veut dire que
l'argent versé ne s'entasse pas dans ce trou.
Heureusement, car cet argent profite au corps
médical, aux laboratoires pharmaceutiques et
autres intervenants dans le domaine de la
santé; cela augmente leur pouvoir d'achat,
88
ainsi que celui des patients. En conclusion le
trou de la Sécurité Sociale est utile, voir
indispensable au bon fonctionnement de notre
économie. Pourquoi ces messieurs et mesdames
nos dirigeants, se cassent la tête pour essayer
de le combler : inutile de chercher de nou-
veaux moyens (genre grands travaux) pour
palier la faiblesse de notre économie , alors
qu'il y a un outil déjà existant, simple, qui a
fait ses preuves ! Bonne réflexion, mais sujet
peu enclin à inciter au meurtre, donc, à
éliminer.
U : Utopie. à éliminer
V : Vendetta. Voir Corse.
W : Rien trouvé. Si, dans les waters
publics il n'y a jamais assez de papier pour
s'essuyer correctement les fesses !
X : xénophobie. A mettre dans racisme.
Y : Rien trouvé
Z : Rien trouvé
Il n'est pas question de vous communiquer la vingtaine de
feuillets de ce travail qui l'occupa pendant pas mal de temps ;
ne courrons pas le risque de s'attirer les foudres des religions,
partis et hommes politiques, sociétés, syndicats... enfin tous
ceux qu'il prit comme éventuelle cible.
89
DIX-SEPTIÈME CHAPITRE
EXTRAITS DU RECUEIL
DE NOUVELLES
Sa première idée était d'écrire un roman. Mais, une fois cette
liste établie il ne réussit pas à trouver un fil conducteur
permettant de faire intervenir ces éléments ; il se résigna à
écrire un recueil de nouvelles. Et puis il voulait, aussi, dévoiler
ce qui le choquait chez ses enfants : son fils profitant de la
naïveté de ses clients ; sa fille vivant richement de revenus
provenant en grande partie du blanchiment d'argent, il intégra
ce récit dont voici le premier jet :
DE L’UTILITÉ DES PARADIS FISCAUX
Un citoyen américain, voulant camoufler au
fisc les énormes bénéfices tirés de l'exploi-
tation d'ouvriers émigrés clandestins, donc non
déclarés, s'adresse à un intermédiaire.
90
Intermédiaire conseillé par un ami, qui, lui
aussi, a, de temps à autre, besoin de cacher
certains revenus illicites. Cet intermédiaire
lance une opération de blanchiment d'argent
des plus complexes. Sans entrer dans les
détails, disons que les fonds doivent transiter
sur un compte aux îles Cayman, ou Caïmans,
comme vous voulez, le principal est que les
fonds passent par cet endroit, sinon cela ne
marche pas ; les îles Cayman, c'est comme le
beurre dans les épinards. Après un bref séjour
aux îles Cayman (préférons comme cela, il n'y a
pas de tréma à mettre sur le i, et un s en
moins, c'est toujours ça d'économisé), les
capitaux se retrouvent en Europe sur un comp-
te ouvert dans une banque sise en un, ou
plusieurs, de ces petits états (comme le Monti-
Luxendorf) dont la spécialité est la finance
.
Après tout, un trafic entre banques et autres
organismes financiers honorables (il est fort
possible que les îles Cayman soient encore
dans le coup, d'ailleurs, plus on passe par les
îles Cayman, plus ça blanchit, cela est bien
connu par la majorité de nos grands
dirigeants, hommes politiques, patrons de
syndicat, etc. l'argent est blanchie et se
retrouve sur le compte de notre américain avec
tous les documents lui permettant de justifier
91
son honnêteté et sa bonne foi.
Remarquez que si ce citoyen américain avait
été correcte, s'il avait déclaré ses revenus, il
aurait payé une amende pour avoir employé des
clandestins et camouflé d'autres revenus illi-
cites, il aurait sans doute eu moins à débour-
ser que pour les divers frais bancaires et
commissions versés lors de cette opération
blanchiment (mais ceci n'est pas notre
problème). Notre citoyen américain place son
nouvel avoir dans des biens dont il espère,
sinon une plus-value à la revente, tout au
moins le plaisir de faire baver d'admiration
ses amis et relations devant ses acquisitions.
Il se rend chez le plus connu des antiquaires
des États-Unis. Ce dernier, qui en fait n'est
qu'un brocanteur pour riche, va lui fourguer,
entre autres objets, une salle à manger style
Louis XV, achetée aux Galerie Barbès en 1932
pour meubler la résidence secondaire d'un
couple de Parisiens. Après le décès de ces
braves gens, leurs héritiers avaient donné
cette salle à manger, ainsi que d'autres meu-
bles et bibelots aux Chiffonniers d'Emmaüs. En
2006, cette salle à manger fut récupérée,
nettoyée et remise presque en bon état par un
bricoleur qui la céda pour quelques euros à
un brocanteur débutant, pas assez rodé pour
92
estimer la valeur des choses. Lors d'un voyage
en France, le brocanteur américains qui venait
se réapprovisionner, l'acheta. C'est ainsi, que
maintenant, un buffet, une table avec ses
rallonges et ses six chaises trônent dans une
vaste demeure de l'ouest américain; et c'est
avec fierté que monsieur Smith fait admirer,
parmi d'autres merveilles, sa salle à manger
authentique Louis XV. Un importateur chinois
de ses amis aimerait bien la lui racheter et
lui en propose 10.000 dollars. Monsieur Smith
hésite…mais ceci est, encore, une autre
histoire.
Cette nouvelle, si elle ne présentait pas un grand intérêt, avait
permit à François d'exprimer ce qui le gênait chez ses enfants.
Après relecture il conclu qu'en réalité ses enfants, s'ils étaient
des exploiteurs, au moins il n'exploitaient pas le peuple, mais
des capitalistes. Et comme disait la mère de François : voleur
qui vole voleur c'est le diable qui rit. Le fait d'écrire ce texte lui
avait permis de ne pas aller s'installer dans le fauteuil d'un
psychologue (ce qu'il n'avait jamais fait et n'avait pas l'intention
de faire). Il se rendit compte que le fait d'avoir mis sur papier
ce qui le gênait dans l'attitude de sa progéniture l'avait soulagé,
mais comment caser là-dedans la majeure partie des sujets qui
fâchent.
Comme il avait l'intention de faire éditer son dernier livre
dans les plus bref délais, car il était pressé d'en finir avec cette
vie sans odeur ni goût et qu'il n'avait pas de temps à perdre en
de longues réflexions, il décida d'écrire qu'une dizaine de nou-
93
velles. Cela lui permit aussi de caser son poème Valse en début
d'une nouvelle attaquant violemment les membres des états-
majors qui envoient au casse pipe des soldats alors qu'eux
profitent des mondanités loin du front. De temps en temps, on à
le droit de se faire plaisir ! Non ?
Voici la nouvelle qui, sans être très agressive, fut l'une des plus
provocatrice. Elle incita, en plus de la religion ciblée, des
fanatiques d'autres bords à lui faire la peau. La voici telle qu'il
l'avait écrite avant de la remettre à Maurice pour relecture,
correction puis frappe.
LE PARADIS D’ALLAH ?
- Aziz, il faut que je te raconte le rêve, plutôt,
le cauchemar que je viens de faire. Il me
laisse l’impression que nous ne respectons pas
la parole du Tout Puissant.
- Calme toi Salman, racontes-moi et sois
rassuré, un cauchemar n’a rien de réel …
- Si, si, écoute-moi. C’était comme dans la
réalité : je marche vers le marché d’un pas
allègre et déterminé ; je suis heureux car
bientôt je vais être au paradis. Le bonheur que
je ressens doit se lire sur mon visage car les
passants qui me croisent me sourient. Certains
doivent se poser des questions : comment un si
jeune homme, au visage si fin malgré la barbe,
a-t-il un corps si gros ? Il est vrai que les
explosifs cachés sous mes larges vêtements et
94
que l’arme automatique camouflée dans l'une de
mes poches me donnent un drôle d’aspect. Je
marche suffisamment vite pour qu’ils n’aient
pas le temps de s’attarder sur ce détail.
A l’entrée du marché je suis gêné par un homme
qui décharge une camionnette remplie de
légumes. Je me dirige vers l’endroit idéal pour
tuer ou blesser le maximum de passants. Plus
il y aura de victimes, plus ma gloire sera
grande ! Maintenant je suis au bon empla-
cement, la foule est assez dense, mais pas trop
serrée, donc les projections de grenailles se
disperseront et atteindrons les gens sur une
grande surface. Avant de déclencher le
détonateur je jette un coup d’oeil alentour : je
remarque un papillon qui bat ses ailes
multicolores, posé sur une aubergine de
l’étalage qui me fait face ; une femme non
voilée choisi des courgettes ; le vendeur, un
vieil homme, fume une cigarette. Tandis que je
me prépare à mettre fin à la vie de ces
mauvais croyants, une jeune fille passe devant
moi. Sa jupe est si courte que s’en est une
insulte envers le Tout Puissant.
Une fois mon arme pointée sur la foule, je tire
tout en tournant et en déclenchant la mise à
feu des explosifs fixés autour de ma ceinture.
Je vois des gens qui s’écroulent, atteints par
95
les balles, puis j’entends un énorme bruit. Je
sens mon corps qui se disloque, je ressens une
immense douleur, très brève, puis…
- Mais cela est ce que tu vas faire dans
quelques jours, Salman. Pour la gloire de Dieu,
ainsi tu iras directement au paradis ; pour cet
acte tu seras considéré comme un homme saint,
un martyr capable de donner sa vie pour le
Tout Puissant. Non seulement tes parents
seront fiers de toi, tes amis aussi et ton geste
sera connu de tous les croyants. Alors en quoi
cela n’est pas respecter Allah ?
- Aziz, jusqu’à présent ce n’est qu’un rêve, mais
la suite est un cauchemar, un très mauvais
cauchemar. Tu vas comprendre. La douleur était
si forte que je croyais que c’est elle qui
m’avait tué. Non, pas tué, puisque je suis encore
en vie et que je me retrouve dans un lieu
étrange, très lumineux, blanc, non pas comme
dans un brouillard, mais vide. Aussi loin que
portent mes yeux je ne vois rien qui puisse me
servir de repère. Je veux lever mes bras pour
les regarder, mais je n’ai pas de bras, je
regarde vers le bas de mon corps, mais je n‘ai
pas de corps. Je ne suis plus qu’un esprit.
Alors, j’entends une voix. Je ne l’entends pas
avec mes oreilles, mais à l‘intérieur de moi,
dans mon âme :
96
« Salman, regarde et vois le résultat de ton
acte stupide : ces femmes, ces enfants, ces
hommes déchiquetés, blessés ou morts. »
Alors je vois, et tel un oiseau, je survole cet
horrible massacre dont je suis l’auteur. Il n’y
a que des corps sanglants, certains ont les
membres éparpillés ; là un homme sans tête,
un bras, là une femme tenant sur elle un
enfant en charpie, là une main serrant encore
ce qui devait être une courgette. Les légumes
des étals sont mélangés à des restes humains.
Il y a des morceaux de viande partout, on ne
sait s’ils sont humains, ou proviennent des
boucheries du marché. Puis, de nouveau la Voix
intervient :
« Beau travail n’est ce pas ? Avant, la majorité
des religions n’avait pas fait pire ; mais
c’était par manque d’armes aussi meurtrières
que maintenant. J’ai crée l’Homme, j’ai commis
l’erreur de lui donner son libre arbitre.
L’Homme a été assez stupide pour créer des
religions. Les religieux ont crée des lois, des
rites, des codes qui les servent mais Me
desservent. Ils prétendent que tout cela est en
Mon Nom et pour Moi, comme si Je n’étais pas le
Tout Puissant, comme si Je n’étais pas capable
d’agir seul. Ils ont douté de ma Puissance.
Sais-tu que, comme eux, tu viens de commettre
97
un très grand péché. Cela s’appelle un
blasphème. Certes, tu as été manipulé, mais tu
aurais dû mieux lire le Coran, ou ne pas le
lire du tout ! Cette faute pourrait te conduire
en enfer ! Va, quitte ce lieu, je ne peux pas
t'accepter car ton corps est trop dispersé :
comment reconnaître dans cet amas de viandes
répandues près de cette boucherie ce qui fut
ta chair. Et là, sur la jupe ensanglantée de ce
qui était une belle jeune fille, ce petit mor-
ceau de l'on ne sait quoi ; est-ce un fragment
de ris de veau provenant de l'étal du boucher,
un morceau de l'un de tes testicules ou un bout
de cerveau du bébé dont la tête a éclaté ? Je
voudrais te sauver, car tu es un brave garçon,
il est écrit qu’un jour tu seras de nouveau en
Ma Présence ; que ton libre arbitre agisse et te
dirige vers le bon choix !»
C’est à ce moment que tu es venu me réveiller
parce que je gémissais dans mon sommeil.
- Mais Salman, ce n'était qu'un cauchemar, né de
ta crainte de la mort, de ton manque de
confiance en Allah. Il t'a été inspiré par
Satan. C'est cela, oui c'est Satan qui veut te
conduire vers le mal ! Enfin, Salman,
réfléchis ! Tu sais...
Aziz eut quelques difficultés à faire
98
comprendre à Salman que c'était pour le bien
de l'islam, donc d'Allah, qu'il devait accomplir
son devoir de croyant : tuer les infidèles et
les mécréants. Pour arriver à le convaincre il
se fit assister par leurs compagnons d'armes
et les familles dont l'un ou plusieurs de leurs
membres avaient offert leur vie au Tout
Puissant. Ceux qui s'étaient sacrifiés étaient
vénérés plus que des héros ! Leurs parents
étaient fiers ! En plus du paradis dans l'au-
delà, Salman aurai gloire et honneurs en ce
bas-monde ! Si jamais Salman renonçait à ce
devoir, il serait rejeté de sa communauté,
maudit et serait, bien entendu, voué à se
retrouver en enfer après la mort.
Maintenant, plus forcé que convaincu, Salman
marche vers le marché d’un pas moins allègre
et déterminé que dans son cauchemar. Ce qu'il
allait commettre lui permettrait-il d'entrer au
paradis ? Il ne ressent aucun bonheur mais
une grande inquiétude. Les passants qui le
croisent ne lui sourient pas, mais ils doivent
se poser des questions : comment un si jeune
homme, au visage si fin malgré la barbe, a-t-il
un corps si gros. Ils ne savent pas que ce sont
les explosifs cachés sous ses larges vêtements
et l’arme automatique camouflée dans une de
99
ses poches qui lui donnent ce drôle d’aspect. Il
marche suffisamment vite pour qu’ils n’aient
pas le temps de s’attarder sur ce détail.
A l’entrée du marché il est gêné par un homme
qui décharge une camionnette remplie de
légumes. Salman se dirige vers l’endroit idéal
pour tuer ou blesser le maximum de passants.
Plus il y aura de victimes, plus grande sera
sa gloire. Maintenant il est au bon empla-
cement, la foule est assez dense, mais pas trop
serrée, donc les projections de grenailles se
disperseront et atteindrons les gens sur une
grande surface. Avant de déclencher le
détonateur il jette un regard alentour : il
remarque un papillon qui bat ses ailes
multicolores, il est posé sur une aubergine de
l’étalage qui lui fait face ; une femme non
voilée choisi des courgettes ; le vendeur fume
une cigarette. Tandis qu'il se prépare à mettre
fin à la vie de ces mauvais croyants, une jeune
fille passe devant lui. Sa jupe est courte. Ce
qu'il y a d'étrange, c'est que depuis qu'il est
sorti dans la rue, tout est semblable à ce dont
il a rêvé, ou plutôt cauchemardé il y a deux
jours. Du visage des passants, aux odeurs dans
le marché, et même au moindre détail, tout est
identique. Par exemple c'est le même papillon
100
qui bat ses ailes multicolores, posé sur une
aubergine de l’étalage qui lui fait face. Quant
à cette jeune fille à la jupe courte, elle lui
inspire, non pas un désir sexuel, mais le même
plaisir qu'inspire la vision d'une fleur ou
d'un beau paysage. Et cette femme portant son
bébé dans les bras, ils sont si beaux tous les
deux ! Et ce vieil homme, qui tranquillement
fume une cigarette, il a l'air bien brave. Alors
Salman se pose des questions : pourquoi ôter
la vie à ces gens ? Pourquoi transformer ce
lieu paisible en une ruine ensanglantée ?
Pour le plaisir d'Allah ? Le Tout Puissant
aurait-il créé ce monde pour le détruire ?
Aurait-il honte de son merveilleux ouvrage ?
Dans ce cas pourquoi cacher le visage des
femmes et ne pas voiler les autres beautés du
monde ?
Comprenant qu'il a été manipulé, Salman sort
du marché. Il sait qu'elle est sa mission, sa
vrai mission, non pas celle imposée par une
bande de meurtriers et d'hérétiques qui
prétendent agir sur ordre de Dieu pour servir
leur besoin de puissance et de pouvoir.
Alors il se rend chez Aziz. Là, il n'est pas
attendu. Aziz et les cinq membres de la petite
bande sont assis autour d'une table, écoutant
la radio, attendant des nouvelles de ce qui va
101
se passer au marché. A la vue de Salman ils
savent que rien ne s'est produit. L'air fâché
Aziz interroge Salman :
- De deux choses l'une, ou bien tu as eu peur, et
tu n'es qu'un pleutre, ou bien le détonateur n'a
pas fonctionné, je préfère cette dernière
version. Qu'as-tu à me répondre ?
- Je ne suis pas un pleutre, je n'ai pas peur de
mourir, mais dans quelques secondes tu sauras
si le détonateur fonctionne. Ce disant, Salman
déclenche le détonateur, qui fonctionnant
parfaitement fait sauter les explosifs caché
sous sa djellaba.
Puis il est accueilli au paradis, même si son
corps est dispersé, car il a fait le bon choix.
Mais, ce paradis est ce bien celui d'Allah ?
102
DIX-HUITIÈME CHAPITRE
DERNIERS DÉTAILS
A RÉGLER
Avant d'entreprendre cet acte suicidaire, il s'empressa de
régler un problème concernant sa succession. S'il n'avait pas été
impliqué directement par celles de ses grands-parents et de
ceux de Liliane, il en fut autrement à chaque fois que l'un de
leurs propres géniteurs avait quitté ce monde. Il avait constaté
que le Trésor Public se servait en priorité sur le patrimoine du
défunt ! Il n'avait pas d’inquiétude pour ses enfants et petits
enfants qui n'avaient nul besoin de son héritage pour continuer
à vivre dans l'aisance, il s’inquiétait pour Amélie et Maurice.
Bientôt, ils seraient en droit de prendre leur retraite. Que
feraient-ils, iraient-ils terminer leur vie ? Cette question,
François ne se l'était jamais posée. Mais maintenant qu'il avait
décidé de se faire occire rapidement, il y avait urgence à régler
cela. Il en discuta avec toute la famille réunie, sans leur parler
de sa funeste intention. Il précisa seulement que, comme son
103
épouse, il n'était pas à l'abri d'une vilaine maladie qui vous
envoie illico presto dans l'au delà, sans prévenir. D'abord, il
laissa des directives pour ces obsèques. Pas de cérémonie à
l'église, juste une simple prière et un coup de goupillon par le
curé du village lors de la mise en terre. Il aurait préféré être
incinéré et que ses cendres soient dispersées en mer, du côté de
Lorient, mais son épouse Liliane, qui, bien que peu prati-
quante, avait exprimé le souhait de passer à l'église et être
enterrée quand elle mourrait. Donc, François estima que, pour
lui, le passage à l'église n'était pas indispensable, mais qu'il se
devait de reposer à coté de Liliane pour l'éternité. Puis il aborda
le sujet qui le turlupinait : le sort de Maurice et Amélie. Les
enfants et les petits enfants aimaient venir au manoir. Même
leurs excellentissimes sérénités venaient très souvent y
séjourner. Tous appréciaient ce lieu merveilleux à leurs yeux.
Tous adoraient Maurice et Amélie qu'ils considéraient comme
membres de la famille. Le frère et la sœur proposèrent de leur
léguer la propriété et de leur donner une rente pour continuer à
gérer le manoir quand ils seraient en retraite, s'il le désiraient
bien entendu. Maurice et Amélie confirmèrent qu'eux aussi
aimaient bien vivre et travailler au manoir. Eux qui n'avaient
pas eu d'enfant, avaient eu le plaisir d'avoir une vie de famille
au manoir, ne considéraient pas avoir droit à un tel don. Ils pré-
voyaient d'acheter une maison en Bretagne pour y partir en
retraite. Certes, c'est avec regret qu'il quitteraient le manoir,
toutefois ils ne pouvaient accepter une telle offre. Ils finirent
par céder devant l’instance de François et de tous les membres
de la famille. L'argument principal était que sans Maurice et
Amélie la vie, ici, n'offrirait plus aucun intérêt. François se
renseigna auprès de son notaire sur la possibilité d'une telle
donation. Celui-ci lui expliqua que l'administration fiscale n'y
104
verrait aucun inconvénient, et serait d'autan plus d'accord que,
si les héritiers directs acceptaient de céder cette partie de leur
héritage, il y aurait une taxe de soixante pour cent sur la valeur
du bien et de la rente à régler. Ceci conforta François dans ce
qu'il pensait depuis longtemps au sujet de l'état : la démocratie
n'était qu'une filouterie à grande échelle ! Voter c'est élire une
bande de brigands qui ne pensent qu'à vous exploiter ! C'est
une mafia officielle, pire que Cosa Nostra, pire que toutes les
grandes organisations criminelles. Il finit par trouver la
meilleure façon d'agir pour ne pas être escroqué par le fisc. La
solution finale fut que Maurice et Amélie prendraient leur
retraite quand ils le voudraient. D'employés, ils deviendraient
locataires, à titre gracieux, de l'appartement qu'ils occupaient
depuis leur embauche au manoir, et n'auraient plus qu'à se
laisser vivre tranquillement : on trouverait bien un jeune couple
pour prendre le relais.
Une fois cela réglé, François, rassuré fit comme il avait
l'habitude de procéder quand il commençait à écrire le résultat
de ses cogitations. Avant de s'installer devant sa machine à
écrire, il réfléchissait longuement de telle sorte qu'il n'avait plus
qu'à taper son texte qui était déjà prêt dans son esprit. Une pile
de feuilles d'un côté, un crayon et un gomme de l'autre, il se
lançai dans la frappe des touches, suivie de l'agréable bruit des
retours du chariot et enfin du retrait de la page. Une fois le
manuscrit terminé, quand Liliane était encore de ce monde il
lui confiait son texte pour le relire, faire ses remarques, vérifier
orthographe et grammaire et enfin le mettre au propre en
utilisant un engin plus moderne que sa Japy. Liliane aimait bien
ce rôle de dactylo correctrice. C'est donc elle qui choisissait
son instrument de travail. Comme elle était intéressée par
toutes les nouveautés technologiques elle n'hésitait pas à se
105
procurer ce qu'il y avait de plus récent en matière de traitement
de texte. Et comme chez les Kerwannec on ne jetait pas parce
que ça peut toujours servir, dans leur grenier il y avait
suffisamment de machines à écrire et d'ordinateurs pour ouvrir
un musée de la dactylographie et de l'informatique de 1955 à
2013. Machines de bureau, portables, à bulle, à marguerite, à
mémoire, à correction de frappe (ce genre de machine qui
couvre de blanc un ou des caractères à supprimer et qui fait que
le double, sous le carbone est illisible), ordinateurs de bureau,
écrans, ordinateurs portables, sans oublier les portables avec
imprimante intégrée, reposaient sous leur housse. De même les
imprimantes à aiguilles, à jets d'encre, à laser, noir et blanc,
couleurs s'entassaient dans leur carton d'emballage. A tout cela
s’ajoutaient les logiciels de traitement de texte sous forme de
bandes magnétiques, disquettes, CD-ROM et DVD. Seule
l'imprimante 3D est absente dans tout ce fatras qui aurait fait le
bonheur d'un mécachristophile et d'un microphiliste. Mais
Liliane était décédée avant la commercialisation de ce genre
d'engin qui lui aurait certainement bien plu.
À présent c'était Maurice qui se chargeait d'assister François.
Il savait utiliser un logiciel de traitement de texte et, lui qui
n'avait que son certificat d'étude, était plus calé en matière
d’orthographe et de grammaire qu'un jeune bac plus cinq de
notre époque. Il tapait de deux doigts, comme François, et
faisait du bon travail. Par contre, comme Liliane, il imprimait
sur du papier A4, alors que son patron s’obstinait à utiliser du
papier au format 21 x27.
Un jour la secrétaire de l'éditeur refusa de prendre le
manuscrit que François lui remettait. Elle lui expliqua qu'il
n'était pas dans les normes. Alors il piqua une grosse colère.
« Pas dans les normes, pas dans les normes. Quel est l'abruti
106
qui a pondu ça ? Encore un diplômé d'une grande école qui ne
serait même pas capable de lire un manuscrit original de
Balzac, Flaubert, Zola ou autres, qui écrivaient à la plume, avec
plein de ratures, des taches d’encre et même de café, sur du
papier de n'importe quel format ! » Cet emportement dura au
moins deux minutes, deux très longues minutes pour ceux qui
subissaient directement les foudres de François (qui, bien
qu'étant un monsieur très poli, très correct, très vieille France
peu enclin à dire des grossièretés, comme cela a déjà été
précisé, ne pouvait se contenir quand il était fortement
contrarié). Deux trop courtes minutes pour les témoins, non
concernés et donc très amusé par ce spectacle. Un des emp-
loyés de la maison d'édition fit remarquer à ses collègues
présents que cela lui rappelait les scènes de colère de certains
grands acteurs.
S'il ne pouvait plus utiliser son vieux papier, dont il avait fait
une importante réserve par crainte de manque, pour remettre
ses écrits à son éditeur, alors il s'en servirait de brouillon :
ayant vécu une trop longue période de pénurie il savait ne pas
gâcher. Par contre Liliane fut satisfaite de pouvoir, enfin,
utiliser un papier ayant une meilleure tenue et s'empressa
d'acheter du papier A4 pour taper les documents à remettre à la
maison d'édition.
107
DIX-NEUVIÈME CHAPITRE
GUÉRISON
Retournons à l'hôpital où, encore affaibli par les événements
de cette journée, François essaya de trouver le sommeil, un
sommeil réparateur, ou mieux son dernier sommeil. La journée
avait été rude. Un attentat raté, la mort dans un crash aérien
évité et une réanimation, malheureusement réussie, voila qu’il
y avait de quoi désespérer! Depuis de nombreuses années il
utilisait une méthode très simple mais très efficace qui lui
permettait de s'endormir rapidement sans ressasser un tas de
pensées : il s'efforçait de trouver dans l'ordre alphabétique des
mots correspondant à un sujet particulier. Là, il choisi la
marine. Il commença donc calmement : aviso pour A, bateau
pour B, corvette pour C, pour le D ce fut plus difficile. Enfin il
trouva : destroyer ou doris, puis pour E ...escort...eur. Il n'alla
pas plus loin car il dormait.
Il se réveilla péniblement. Il avait mal au front. Non pas
comme un mal de tête ou une douleur musculaire, mais plutôt
comme s'il avait reçu un choc et qu'il était blessé. Et en plus
108
dans ses narines s'infiltrait une odeur qu'il détestait. Cette odeur
de déodorant qui essaie de masquer celle de la maladie. Cette
odeur qui lui rappela ses cours séjours en milieu hospitalier.
Cette détestable odeur lui rappelant celle de la clinique qui
avait été le dernier et court séjour de son épouse : entrée le
matin, elle en était sorti le surlendemain pour être inhumée.
C'est avec difficulté qu'il ouvrit les yeux.était-il? La pièce
sans être sombre était peu éclairée. A son chevet, sur sa droite,
quelqu'un. Un homme. Maurice ! Il articula péniblement :
Maurice, qu'est ce qui se passe? Qu'est ce que je fais
là? Où sommes nous?
Vous ne vous souvenez pas ? Hier, la tentative pour
vous assassiner, votre crise cardiaque ? Vous êtes à l'hôpital.
– Qu'est ce que j'ai au front?
Une bosse. Un zigoto à essayé de vous tuer. Hier soir,
avant minuit il a essayé de vous étouffer avec votre oreiller. En
voulant le récupérer sous votre tête il s'est pris les mains dans
le tuyau du bocal qui vous alimentait. C'est le bocal que vous
avez reçu sur la tête. Puis il s'est pris les pieds dans je sais pas
quoi. Il a fait un tel barouf qu'un infirmier est intervenu et l'a
assommé en lui filant une bonne beigne. On ne sait pas
comment il est rentré dans votre chambre. En ce moment il est
chez les gendarmes. On en saura plus en fin de matinée.
– Quelle heure est-il?
Un peu plus de dix heures. Le médecin de garde vous
a injecté un sédatif. Vous avez sacrément roupillé!
– Je me souviens, je rêvais que j'étais… je ne suis même
pas capable de me rappeler où. Mais je me suis cogné à une
branche d'arbre ?non, dans le haut d'une porte basse?, j'étais
dans l'eau...la mer? Un lac? Une baignoire? Je voulais remonter
à la surface, puis quelqu'un me tire le bras. Je sens comme une
109
piqûre et maintenant je suis à la surface. Pénible ce cauchemar!
Bon, je vais vous laisser. Je vais aller passer un coup
de bigophone à Amélie pour la rassurer. Vous devriez sortir
d'ici dans la soirée. Maintenant il y a un flic posté devant votre
porte. Hier soir la police avait estimé que cela n'était pas
nécessaire, mais à présent il y a de quoi se faire du mouron
avec tous ces cinglés qui veulent votre peau.
Quand Maurice ouvrit la porte pour sortir, une savoureuse
senteur de café submergeant toutes les autres odeurs se faufila
dans les narines de François. Celui-ci renifla une fois, puis une
une seconde; alors il expira fortement et aspira encore plus
fortement par le nez, la bouche bien fermée Et il constata que
ses papilles olfactives transmettaient bien à son cerveau la
présence de café pas loin de là. Il interpella Maurice :
Maurice, est-ce que tu sens quelque chose dans le
couloir ?
Oui, il y a un chariot avec les restes des petits
déjeuners servis aux patients Ça sent le café. Pourquoi?
Eh bien va me chercher une tasse de café, un
croissant, une tartine de pain du beurre et de la confiture. Il faut
que je fasse un essai!
Voilà qui fait plaisir, Monsieur. Vous avez faim, donc
vous allez mieux, dit l'infirmière qui apporta ce que François
avait demandé.
Ce n'est pas que j'ai faim, mais c'est surtout que je
veux faire une vérification.
Il prit un sachet de sucre, en versa la moitié dans le bol de café,
remua avec une petite cuillère et but une gorgée. Son visage,
qui jusqu'à cet instant était neutre, prit un air réjoui. Il prit une
tartine de pain y étala du beurre et de la confiture puis la mordit
à pleines dents. Après avoir avalé il afficha un grand sourire.
110
Alors j'ai retrouvé et le goût et l'odorat! Ah Maurice
quelle joie, quel plaisir, quel…
...Oui François, enchaîna Maurice, mais les gus qui
voudraient bien vous faire passer l'arme à gauche, eux, ça va
certainement pas les faire changer d'avis à votre sujet. Le
sourire de François se transforma en une moue qui reflétait plus
la déception que la joie.
Dans la matinée un médecin ORL, prévenu par une
infirmière, vint au chevet de François et constata qu'il avait
effectivement retrouvé le goût et l'odorat. Le spécialiste n'eut
aucune explication à donner à ce sujet. Ces deux handicaps
sont très rares et quelquefois inexpliqués. Puis ce fut au tour du
docteur Collignot de venir voir son patient. D'abord il s'excusa
de lui avoir évité la mort : il ne s'était pas souvenu que c'était
son désir. Certes, il avait bien lu son dernier recueil de
nouvelles qu'il avait considéré comme suicidaire, mais n'en
avait pas conclu qu'il avait été écrit par son auteur afin de se
faire assassiner. Et surtout, même si cela était vraiment le but
recherché, lui, en tant que médecin, ne pouvait qu'appliquer le
serment qu'il avait juré, celui d’Hippocrate. Puis, il lui dit que
finalement il était tout de même satisfait car son collègue ORL
l'avait informé que Monsieur Kerwannec ne souffrait plus
d'agueusie et d'anosmie. Donc, Monsieur Kerwannec n'avait
plus besoin de chercher à mourir. Après avoir l'avoir examiné il
conclu qu'il était apte à rentrer dans ses foyers. Enfin il
présenta à François un exemplaire de ce fameux recueil et lui
demanda de le lui dédicacer.
Ils étaient peu nombreux, les journalistes, qui avaient
l'intention d'interviewer Maurice à sa sortie du centre
hospitalier. Tout simplement parce que les médias avaient à se
mettre sous la dent une affaire plus intéressante que ce vieil
111
écrivain dont la mort proche était prévisible. Il guettaient,
comme des mouches au dessus d'une poubelle fermée, la fin de
garde à vue d'un homme politique qui avait été député, ministre
et était toujours maire d'une des plus grande ville du pays. Il
était dans le collimateur de la justice pour une sombre affaire
fraude fiscale, abus de bien sociaux, transfert de fonds et
détention de comptes dans divers paradis fiscaux (dont le
Monti-Luxendorf) étaient les principaux chefs d'accusation.
Après que François, frais et dispos, accompagné par Maurice
et Amélie eut quitté l'hôpital par le service des urgences en
ambulance, le docteur Colignot se présenta devant les
journalistes. Par une courte déclaration il les informa que
monsieur Kerwannec était autorisé à rentrer chez lui, car il était
très épuisé et en vraiment très mauvais état général, il préférait
mourir chez lui. Il ne fit aucun commentaire et refusa de
répondre aux questions. En fait la seule vérité dans ces propos
était que François avait effectivement l'intention de mourir
chez lui...mais pas tout de suite. Le docteur, avec l'entier accord
de François, avait imaginé ce stratagème afin de pas être
dérangé par cette petite meute armée de micros et caméras et
surtout pour faire passer le message qu'il n'y avait plus aucun
intérêt à vouloir attenter à la vie d'un homme qui mourrait sans
tarder.
112
VINGTIÈME CHAPITRE
FIN DU CONTE
D'abord les réseaux sociaux, puis les radios, les chaînes de
télévision et enfin les journaux, après le bref communiqué du
docteur, informèrent le public que monsieur Kerwannec était à
la dernière extrémité. Un journaliste se rendit même à Champy
et interrogea le curé de la paroisse pour savoir si monsieur Ker-
wannec avait déjà reçu l’extrême onction. Le brave curé, ami
de l'écrivain lui répondit que monsieur Kerwannec, bien que
baptisé, était très loin d'être un pratiquant assidu. Il préférait
s'efforcer de pratiquer les dix commandements plutôt que per-
dre son temps à la messe. Ce que regrettait l'abbé, mais il
précisa que François et lui se voyaient souvent, discutaient et
se disputaient quelquefois sur des questions religieuses ou
politiques, tout en restant d'excellents amis. Il est vrai que
François préférait avoir plus souvent le curé à sa table, l'aider
matériellement et financièrement, contribuer largement l'en-
tretien de la vieille église du village plutôt que de participer au
denier du culte. Le croyant à l'agonie ses détracteurs ne tent-
èrent plus de l'occire : inutile de perdre son temps à essayer de
113
supprimer quelqu'un qui est au bord de sa tombe ; les médias
l'oublièrent tout en gardant en réserve sa nécrologie.
Quelques mois après, rassuré par le silence qui régnait à son
sujet, François se permit une dernière facétie. Il fit paraît-
re,dans l'édition du premier avril d'un grand journal national,
un pamphlet s'adressant à la classe politique. Voici ce dernier
texte qu'il tapa, pour la dernière fois, sur sa bonne vieille Japy :
La France va mal, elle va très mal et même de
plus en plus mal car elle est dirigée par des
gens dont la compétence laisse à désirer.
Je me permets de suggérer deux propositions de
modification de la constitution de notre répu-
blique qui seraient, non seulement rentables,
mais permettraient d’améliorer les finances
publiques :
la restauration de la monarchie
l'introduction du seppuku.
Je vais commencer par la restauration de la
monarchie. Ceci permettrait d'économiser les
dépenses occasionnées, tous les cinq ans, par
les élections présidentielles. Il ne faut pas
oublier que chaque nouveau président refait
faire la décoration du palais présidentiel. Il
ne faut pas oublier que chaque ancien prési-
dent se voit attribuer des avantages finan-
ciers et matériels dispendieux. Un roi, ou une
reine, pourrait servir un bon bout de temps.
Quelle économie!
114
Mais on peut aller encore plus loin dans les
économies. Ces temps-ci on regroupe, on mutua-
lise et même on délocalise par (soit-disant)
soucie de rentabilité. Alors, pourquoi pas,
mettre à la place du président des Français le
souverain d’Angleterre (roi ou reine) qui, à son
décès, serait remplacée pas son successeur
(plus d’élection, quel gain de temps et
d'argent !). Pourquoi le souverain d’Angleterre
et pas un prétendant au trône de France? Et
bien d'abord parce qu'il y trop de prétendants
et que ce serait sujet à une bataille de chif-
fonniers, et surtout parce qu'ils ne sont plus
habitués à régner. La famille royale britan-
nique connaît le travail et de plus a dans ses
ancêtres Aliénor d'Aquitaine qui fut reine des
Francs et d’Angleterre.
Je ne sais pas si vous êtes d'accord avec moi,
mais avouez tout de même que la reine
d’Angleterre a plus de panache que notre
actuel président.
Voici un autre moyen de faire des économies
et surtout de rentabiliser la politique.
Le seppuku ou hara-kiri
Le seppuku littéralement «coupure au ventre»)
ou hara-kiri est une forme rituelle de suicide,
apparue au Japon vers le XII
e
siècle dans la
classe des samouraïs, officiellement interdite
115
en 1868. Il était traditionnellement utilisé en
dernier recours, lorsqu'un guerrier estimait
immoral un ordre de son maître et refusait de
l'exécuter. C'était aussi une façon de se repen-
tir d'un péché impardonnable, commis volontai-
rement ou par accident. Plus près de nous, le
seppuku subsiste encore comme une manière
exceptionnelle de racheter ses fautes, mais
aussi pour se laver d'un échec personnel.
Parmi ceux qui l'on pratiqué on peut citer:
Korechika Anami (1887/1945) général japonais
de la Seconde Guerre mondiale.
Yukio Mishima écrivain japonais (1925/1970).
Isao Inokuma, (1938/2001) judoka japonais.
Premier champion olympique de la catégorie
poids lourds de judo en 1964.
Dans quel cas appliquer le seppuku? Prenons
un exemple, celui d'un ministre auteur d'une
lourde faute qui l'a déshonoré mais a aussi
déshonoré son parti, ses amis et surtout le
chef d'état. Il avait affirmé haut et fort qu'il
n'avait pas de compte bancaire à l'étranger,
alors que c'était le cas. Puisque maintenant, en
France, la peine de mort a été abolie il n'est
pas question de le guillotiner. Mais le suicide
n'est pas interdit! Alors suggérons très
fortement à ce monsieur de se faire hara-kiri.
C'est là que cela devient intéressant. Non
116
seulement notre personnage se rachèterait,
mais en plus cela serait rentable pour nos
finances publiques.
Cela aurait lieu dans le Stade de France, un
samedi ou un dimanche pour attirer les
spectateurs. Aux mêmes tarifs que pour les
matchs sportifs. Avec des droits de diffusions
pour les chaînes de télévision qui désire-
raient diffuser cette attraction et y insérer
des écrans publicitaires. Voici l'exemple du
déroulement :
D'abord un écran publicitaire, suivi de la
présentation du motif de ce seppuku.
Arrivée des participants.
Présentation sur un plateau du matériel qui
sera utilisé (là, une publicité pour une marque
de couteaux serait de bon ton).
Puis, prise en main par notre homme du poig-
nard qu'il devra s'enfoncer dans le ventre.
Nouvel écran publicitaire, mais pour des
raisons très compréhensibles il faudrait
mieux éviter les publicités pour les tripes, la
charcuterie et même les tampons périodiques (à
moins que les demandeurs soient prêts à payer
beaucoup plus cher le temps de diffusion, car
il faut toujours penser à la rentabilité !).
Enfin auto éventration, avec gros plans des
caméras sur le visage, le ventre, les mains de
117
notre bonhomme.
Écran publicitaire.
Ce divertissement serait donc très rentable,
pourrait même attirer des touristes et surtout
inciterait un bonne majorité d'hommes
politiques à être beaucoup plus respectueux
des lois, plus efficaces et leur faire
comprendre qu'ils ne sont pas en place pour
s'enrichir, mais pour servir le pays.
Bien entendu cela déplut autant à la gent politique que cela
amusa la population. Il y eu même plusieurs pétitions pour ins-
taurer ce changement dans la constitution. Elle fit un énorme
brouhaha (ou plutôt buzz, pour ne pas pas être considéré
comme ringard) sur les réseaux sociaux. Il est un fait que les
Français, en majorité, auraient préféré avoir comme repré-
sentant un personne plus présentable qu'un boutonneux à la
cravate de travers. Et surtout quelle économie !
Quant au hara-kiri, pourquoi pas, cela changerait du football ?
Et surtout quelle rentabilité ! Il n'y eut aucune suite.
François vécu encore quelques années, pendant lesquelles il
profita moins de la vie que quand il était plus jeune, mais en
profita tout de même. Il put apprécier la bonne chère pour la
simple raison qu'il sentait et goûtait ce qu'il absorbait, sans
crainte pour sa santé sachant qu'il avait pratiquement les deux
pieds dans la tombe. Au sujet de pieds on disait de lui qu'il
avait bon pied bon œil pour un homme de son âge. Ce n'était
pas entièrement exact car sa démarche devenait de moins en
moins rapide. Et s'il avait gardé une certaine souplesse dans ses
mouvements, cette souplesse était accompagnée de craque-
118
ments d'articulations ou de vertèbres. Par contre, il n'avait plus
bon œil comme avant, mais meilleurs yeux suite aux deux
opérations de la cataracte qui lui permettaient de lire sans
lunettes! Il put aussi apprécier assez souvent la présence de ces
enfants et petits enfants, deux du côté de sa fille et huit du côté
de son fils. De ce dernier, François aimait à raconter qu'il s'était
lancé dans une collection d'ex-épouses. Ainsi la famille était
assurée d'assister à un mariage en moyenne tous les quatre ans.
Mariages auxquels François n'assistait plus depuis un certain
temps, car les voyages le fatiguait. Par contre il eut aussi
l’extrême bonheur de porter dans ses bras les sept arrières
petits enfants issus de sa progéniture, mais pas tous en même
temps!
Il eut le plaisir d'assister à l'abandon pour un deuxième
quinquennat de celui qu'il estimait avoir été le plus stupide des
présidents de la République qu'il y eut en France. Mais il ne
connut pas son successeur.
Il aurait aimé, lors de son agonie sur son lit de mort, entouré
par les siens, dire un mot d'esprit. Il n'en fut rien. Un matin il
oublia de se réveiller. Ce qui lui fut fatal. En fait, constata le
médecin, il était mort de sa belle mort pendant son sommeil,
sans souffrance, sans s'en rendre compte. A son âge avancé cela
était tout à fait normal et prévisible. Il n'eut pas de funérailles
nationales. Sa famille observa scrupuleusement ses instructions
concernant ses obsèques : une toute simple cérémonie dans le
cimetière où il s'en alla rejoindre Liliane pour l'éternité.
Fin du conte
119