LA TEMPÊTE
Brest du 4 au 16 octobre. Saint Jean-de-Luz le 17. La Pallice le 18. Retour à Toulon le 26 octobre. Enradiage du bateau pompe Cascade. Appareillage de Toulon le 11 novembre et arrivée à Mers-El-Kébir le 13 novembre où il laisse la Cascade.
C’est
ce qui est dit sur un site web décrivant les escales de notre navire. Non ! Ce n’est pas à Mers-El-Kébir que fut laissé le bateau pompe, car il fut renvoyé à l’expéditeur. Voici le la
réalité, telle que je l’ai vécue :
Il était prévu de quitter Toulon en fin de soirée du samedi 11 novembre 1961. Nous devions transporter le bateau-pompe Cascade et une vedette, destinée à l’amirauté, jusqu’à Mers-El-Kébir. Ces deux navires avaient été embarqués quelques jours avant. L’après-midi, avec deux ou trois copains, nous étions allés au cinéma. La séance terminée, lorsque nous retournons à bord, un vent très fort nous surprit à un tel point qu’il fut nécessaire de mettre notre jugulaire sous le menton pour ne pas avoir à courir après notre bachi.
Après le repas du soir, nous étions dans l’incertitude : allions-nous appareiller ? Puis l’ordre fut donné. La manœuvre pour quitter le quai fut difficile ; le vent était de plus en plus violent ; je dus parler fort pour transmettre à l’officier les ordres donnés par la passerelle. Une mer très agitée nous attendait à la sortie de la rade. La manœuvre terminée, chacun pensa retourner à ses occupations, mais ce ne fut pas possible. Pas question de jouer aux échecs, aux dames ou à la belote quand tangage et roulis viennent troubler le jeu. Il fut nécessaire d’arrimer les poubelles et les bancs pour ne pas les voir se balader dans tous les sens. Lors du passage dans le golfe du Lion la mer est souvent agitée, mais là, elle l’était plus qu’à l’habitude. Peu de temps après l’extinction des feux, alors que nous avions du mal à nous endormir tellement nous étions ballottés, un appel d’alerte fut lancé par les haut-parleurs. Je me rendis sur la passerelle supérieure où il y avait déjà pas mal de monde, dont le commandant. Il y avait, aussi, de l’inquiétude dans l’air, car le roulis était si fort que des paquets d’eau s’engouffraient dans le radier, le tangage agissait de même. Là, j’encombrais et ne servais à rien. Heureusement cela se calma. L’alerte était passée. Je rejoignis mon poste et ma bannette où je m’endormis avec difficulté.
Mais bientôt, je me réveillai. La tempête reprenait de plus belle. Non seulement le navire était secoué, mais des coups de boutoir faisaient trembler la coque. Un autre appel retentit. Comme je savais que j’allais me retrouver à jouer les inutiles, je ne trouvai pas nécessaire de retourner à la passerelle, donc, pas question de me lever. Mais pas question, non plus, de dormir tant ça remuait. Je sentais mes organes se trimballer de droite à gauche, de haut en bas, dans ma poitrine et mon ventre. Un autre appel ordonna à tout l’équipage de se rendre au bord du radier. Je me levai, m’habillai et m’y rendis avec beaucoup de difficultés ; l’expression « tenir bon la rampe » était de rigueur. Quand je me retrouvai sur les lieux, c’était le chaos ; le bateau-pompe baignait dans la mousse carbonique sortie de ses réservoirs et faisait des allers et retours de bâbord à tribord, ainsi que d’avant en arrière. Des paquets d’eau s’engouffraient dans le radier. Nombreux étaient les hommes qui, tirant sur des filins amarrés à l’embarcation, longue de plus de 23 mètres et d’environ 5 mètres de large, tentait de la stabiliser. Un officier me conseilla de retourner dans mon poste « ici, me dit-il, il y a assez de monde pour essayer de calmer la bête ».
De retour sur ma bannette, je ne pus dormir. J’avais le sombre pressentiment que nous allions couler ; j’imaginai la scène : le bateau-pompe allait se plaquer contre l’un des bords du radier, empêchant le navire de se redresser, les paquets d’eau s’ajoutant, allaient renverser l’embarcation sur bâbord ou tribord ? Peu importait le côté, nous allions chavirer ! Je ne paniquais pas, mais étais très inquiet. La mer était trop agitée pour utiliser les canots de sauvetage en cas de submersion. Notre dernière heure n’allait pas venir, elle était déjà là ! Je ne priai pas le Bon Dieu, c’était trop tard, Il ne pouvait plus rien faire pour nous sauver. Fataliste, comme je l’ai toujours été, je me consolai en me disant que c’était mon destin de mourir jeune. Je pensais à mes parents, à mon frère, ils seront très tristes, cela me désola, mais je ne pouvais rien changer. J’espérai ne pas souffrir longtemps en me noyant. Au moins aurai-je eu la consolation de mourir en marin. J’essayais de détourner mes pensées vers des sujets qui m’éloigneraient de ce sinistre présent. Autant je déteste et fuis les conflits entre les êtres humains, autant j’apprécie les colères de la nature telles que les orages et les tempêtes. Un poème de Lermontov « la voile » me revint à l’esprit. Je l’avais aimé et appris par cœur ; il exprimait ce que je ressentais en général. Je me le récitais. Mais, en cet instant, j’appréciai peu le denier vers que voici : Как будто в бурях есть покой (Kak boudto v buryakh yest pokoy) dont la traduction est « Comme s’il y avait la paix dans les tempêtes ». Eh bien non, le moment n’était vraiment pas paisible.
Le calme revint progressivement ; j’entendis mes camarades rejoindre le poste et se coucher et finis par m’endormir.
Au réveil, nous étions tous épuisés, mais il fallut se lever et reprendre nos activités. L’appel du matin eut lieu, comme à l’habitude, sur la passerelle au bord du radier et l’on put constater les dégâts. Le bateau-pompe, un peu cabossé, flottait tranquillement sur le peu d’eau restant sous sa coque ; quelques restes de neige carbonique, tels de petits icebergs, surnageaient. À l’avant du radier, un tas de morceau de bois et de ferrailles indiquait l’emplacement de notre jeep (où avaient été entreposés notre projecteur de film et diverses bricoles) ainsi que les restes de la vedette destinée à l’amirauté.
Dans la nuit, le commandant avait pris la décision de retourner à Toulon et de mouiller dans la rade, où un remorqueur vint prendre en charge le pauvre bateau-pompe. J’appris, il y a peu de temps, en allant sur le site internet des marins pompier, que ce dernier : devra passer par les ateliers de la Direction des constructions et armes navales (DCAN) avant de prendre effectivement son service. Six ans plus tard, après la rétrocession de la base navale aux autorités algériennes, le bateau-pompe sera réaffecté à la défense de l’arsenal de Lorient qu’il assurera jusqu’en 1995.
Pour mon chef et moi, les jours suivants furent laborieux. Il y en eut des procès-verbaux à taper à la machine et quelques-uns me surprirent : c’est fantastique combien sont nombreux les dégâts occasionnés par une tempête. L’eau se glisse partout ! Par exemple, je rédigeai un procès-verbal annonçant la destruction du stock de cigarette et tabac donné lors du paiement de notre solde mensuel, et celui vendu par la boutique du bord, soi-disant détruit par l’humidité. Je connaissais le lieu d’entrepôt de ces marchandises, il était à l’abri de tous risques d’inondation. Cette fausse déclaration contenta les membres de l’équipage, pour qui la ration ordinaire n’était pas suffisante et eurent, pendant quelques semaines, du tabac gratuitement. Pour moi, qui fumais peu — ma ration mensuelle me suffisant largement — cela présenta peu d’intérêt, mais les gros fumeurs apprécièrent. Je suis persuadé que certains services profitèrent de la tempête pour déclarer hors service du matériel trop vieux et plus au goût du jour. S’il y eut une nouvelle livraison de tabac, si une jeep nous fut fournie et quelques autres instruments et équipements furent remplacés, le projecteur de film, lui, ne fit pas partie du lot, nous privant ainsi d’une agréable distraction.
La tempête et les frayeurs qu’elle nous donna furent vite oubliées.